Mis en ligne le 24 Avril 2015
Communiqués
Retour

Chantal Favre-Bismuth, exploratrice du XXéme siècle,
Hommage rendu par le Professeur Frédéric Baud

Chantal Bismuth est partie explorer des mondes que nous ne connaissons pas encore.

Son départ nous laisse orphelin.

Née dans une famille d’industriel des Vosges, région à laquelle elle est toujours restée très attachée. Chantal a dès sa naissance marqué son originalité en étant et en devenant sans le savoir l’aînée d’une famille de 12 enfants. Inutile de dire que ses souvenirs d’enfant se confondent avec les soins qu’elle a été obligée de délivrer à sa fraterie. Ceci pourrait expliquer son souhait de quitter le cocon familial qu’elle fera de deux façons en se mariant et en commençant des études d’infirmières. A 20 ans elle aura l’extrême douleur de connaître la solitude liée à la mort de son mari officier, tué au champ d’honneur au Vietnam. A ces études d’infirmières font suite des études de médecine dans la grande Faculté de médecine de Paris. Reçue au concours de l’externat puis de l’internat des hôpitaux de Paris, elle fait un stage à l’hôpital Claude Bernard où elle se lie d’amitiés avec les fondateurs de la réanimation médicale. Elle intègre ensuite l’hôpital Necker où elle deviendra une élève d’Hamburger découvrant la néphrologie et les perturbations des métabolismes. Elle exerce à une époque où les hémolyses à perfringens amenaient des jeunes femmes ayant avorté en choc septique avec des taux d’hémoglobine de 4 g% voire moins. La mortalité était effroyable et l’interne de garde avait la mission au petit déjeuner de signer la liasse de feuilles bleues des morts de la nuit. Des souffrances physiques et psychologiques dont elle aura fait l’expérience et qu’elle aura prises en  charge, elle gardera une attention anticipatrice de l’importance de leur reconnaissance et de leur traitement à une époque où prescrire un opiacé en dehors du milieu chirurgical était suspect d’ouvrir la boîte de Pandore.

Elle partit à Fernand Widal à la demande du Pr Etienne Fournier qui cherchait un médecin réanimateur capable de prendre en charge les intoxications aiguës graves, elle y fera son clinicat. Dans l’intervalle elle aura connu et sera devenue Mme Henri Bismuth. Deux monstres sacrés vivant chacun leurs passions dans une passion commune la médecine.

Mis  à part Garches avec Annie Barrois, j’ai été le seul réanimateur médical à bénéficier de l’enseignement d’une Professeure. Outre sa pertinence médicale, Chantal Bismuth a amené à Fernand Widal un humanisme construit sur les bases de la Renaissance rafraîchie par la certitude de vivre une épopée, la médecine et la société civile du XXème siècle.  Lors de ses études Chantal avait fait une année à Rome près de la Villa Médicis, dans une école qui correspondait aux convictions de sa famille, qui sera suivie par de nombreux voyages, notamment en Inde. Voyages qui la marqueront dans sa pensée et ses réflexions. Libertaire au sens noble du terme, elle ne supportait pas les contraintes imposées par les idéologies qu’elle abhorrait. Son goût de l’action s’apprécie au travers d’une anecdote qui débouchera sur son premier salaire.

A la différence des étudiants d’aujourd’hui, Chantal appréciait les cours magistraux dispensés en Médecine par les Professeurs. Lors de sa première année de Médecine notre Chantal au premier rang buvait les paroles de l’intervenant et les transcrivait dans une langue incompréhensible que l’enseignant ne manqua pas de relever. A la fin du cours il lui demanda des explications. Profondes et simples comme l’étaient les pensées de Chantal, fût sa réponse. Ne pouvant prendre les cours en direct, Chantal avait appris la sténographie afin de capter au plus près leur contenu. Le professeur lui offrit de payer ce travail et de se servir de cette transcription pour créer des polycopiés de son cours. Chantal n’était-elle pas en avance sur son temps mais au prix d’un effort personnel fait dans le secret de son mode de pensée. Toutes les secrétaires passées à Fernand Widal s’en souviennent car elle était ainsi capable de surveiller sans en avoir l’air la qualité de la transcription et donc de gagner ce temps si précieux qui nous manque à tous.
C’est en 1975 que je fais mon premier stage d’externe en réanimation médicale à Fernand Widal, poussé par des collègues de Saint-Louis, de Lariboisière au temps du Grand Morax et de la cardiologie de Gonesse. Ils n’avaient de cesse de me dire à moi qui avait attrapé très jeune le virus de la réanimation qu’il se « passait des choses à F Widal avec Chantal Bismuth » et quelles choses !!

Dans une ambiance que seule une grande Dame peut créer, il existait un bouillonnement d’idées neuves qui ne pouvait laisser indifférents ceux qui acceptaient de s’intéresser aux intoxications aiguës.

·       La réanimation était alors en pleine expansion de ses investigations et de ses traitements : investigations, le cathétérisme cardiaque droit, traitement avec les ventilation contrôlées avec Pression expiratoire positive et nous devions rendre le matin les pauvres patients avec un rapport PaO2/FIO2 à 450, un asthme grave avec une PaCO2 à 40 mm Hg. La constance du milieu intérieur primait. Avant que des Dreyfuss ne montrent le caractère délétère de tels modes ventilatoires, que les Richard se questionnent sur l’intérêt du cathétérisme droit, Chantal, avec son sens clinique préférait un malade vivant malgré les dogmes qu’un malade mort grâce au dogme. Certes elle était intéressée par la maladie et les intoxications mais la connaissance de l’être lui importait plus. La médecine n’a été qu’un prétexte pour découvrir la biologie, la vie, dont l’une des formes les plus évoluées est peut être l’Homme. Dès le lancement de la naloxone, antagoniste des opiacés, Chantal s’était élevée contre, en disant « laissez les profiter du bien qu’il se sont achetés » . Comment alors préciser les indications des antidotes ? Ce fut possible, sous son impulsion, mais en intégrant non seulement la gravité de la défaillance, les moyens accessibles pour la traiter, les connaissances du médecin mais aussi les souhaits du patient. Par cette approche, Chantal a été et est restée un précurseur de l’éthique médicale dont elle suivait les développements toujours effrayée par le dogmatisme qui ne tardait souvent pas à apparaître.

Mais avant de développer des concepts élaborés, Chantal nous apprenait à observer. Elle appliquait à la lettre et pour chaque  malade, la maxime de Pasteur selon laquelle « les découvertes ne vont qu’aux esprits préparés ». Un tel état d’esprit nous a permis une fécondité scientifique d’une densité rarement rencontrée : évolution plus simple des comas toxiques sans sédation, supprimer la prophylaxie systématique de l’embolie pulmonaire, découvrir les syndromes de sevrage, apprécier de façon critique l’efficacité des traitements et surtout de tous les antidotes que nous avons développés, N-acétylcystéine à une époque où la France était le seul pays à posséder une forme injectable, fomépizole pour les alcools toxiques, hydroxocobalamine pour les cyanures. Rien n’était que des évidences, tout était avis d’expert que Chantal a tantôt balayé, tantôt dépoussiéré. Et chaque fois la pharmacie centrale des hôpitaux nous a suivi.

Mais en plus de ce bouillonnement scientifique, se produisait une réflexion humaniste qui m’a mené à faire ma lecture de prestige à la Société de Réanimation de Langue Française, sur le thème « Découvrir l’homme par le poison ». Dans ce geste l’homme dit beaucoup et parfois trop, ce qui amène à un rejet des pensées complexes. Et pourtant si on voulait bien l’écouter et surtout comprendre son mode de fonctionnement qui est resté un de nos sujets préféré de discussion tant il est riche.

Ayant apporté rigueur et méthode, sans en être l’esclave, comme les protocoles modernes le nécessite, Chantal Bismuth a apporté une contribution majeure tant dans les approches diagnostiques en s’appuyant notamment sur l’analyse toxicologique, les traitements supportifs en se réjouissant des nouvelles formes de ventilation non invasive qui apportait enfin une solution alternative à la question « to be or not to be intubated » et aux antidotes.
Exigeante, autoritaire quand il le fallait, Chantal était une défenderesse et une pratiquante de la liberté de chacun. Si elle laissait ainsi chacun s’exprimer, il ne faut pas oublier que son cerveau, préconçu probablement pour l’époque, scannait les individus, retenant ceux ayant une valeur ajoutée et se dégageant poliment de ceux qui en étaient dépourvus. Le couperet tombait vite.

Chantal nous manque par ce que sa voix, son regard, son élégance naturelle, la profondeur de ses réflexions nous manqueront. Chantal était innovante, d’une probité sans faille et fidèle aux personnes qu’elle choisissait. Ne faudrait-il pas que les générations présentes et futures méditent sur l’intérêt de ces qualités à une époque où ambition et immédiateté font figure de programme ?   En guise d’adieux Chantal nous laisse le diamant de son intelligence. Saurons-nous le garder et le faire fructifier? Nous nous y emploierons au sein du SAMU de Paris à Necker où elle avait commencé et où je continue.

Frédéric Baud.
SAMU de Paris ; réanimation médicale polyvalente.
Hôpital Necker. Université Paris Diderot
Le 22042015