Mis en ligne le 17 février 2017
Article du mois

Lancet 2016;388:673-683

Auteur: Joanne C Sierink et collaborateurs

Commentaires: Anatole Harrois pour le Comité Urgence de la SFAR

Rationnel

La tomodensitométrie (TDM) corps entier est devenu l’examen de référence pour le bilan lésionnel exhaustif des patients polytraumatisés. Plusieurs études rétrospectives rapportent une amélioration de la survie avec la pratique de la TDM corps entier par rapport à une stratégie par TDM ciblée (1) mais aucune étude prospective n’a confirmé ces résultats à ce jour. La TDM corps entier expose les patients aux radiations dont l’intensité est rarement quantifiée dans les études.

Les auteurs ont réalisé une étude multicentrique (4 centres néerlandais, 1 centre suisse), randomisée en ouvert. L’objectif de cette étude était d’évaluer, chez des patients polytraumatisés, l’intérêt d’une stratégie d’imagerie par tomodensitométrie (TDM) corps entier immédiate par rapport à une stratégie dite standard associant un bilan rapide initial (radiographie de thorax et de bassin et échographie FAST) suivi d’une exploration TDM ciblée.

Méthodologie

Les patients étaient inclus s’ils étaient pris en charge pour suspicion de polytraumatisme dans un des 4 centres participant à l’étude avec au moins un des critères suivants (inspirés des critères de triage préhospitalier de l’ACSCOT (American College of Surgeons Committee on Trauma) :

– un critère physiologique parmi: FR > 30/min, FR < 10/min, FC > 120/min, PAS < 100 mmHg, perte sanguine estimée > 500 mL, GCS < 13, réactivité pupillaire anormale

OU un critère lésionnel parmi: fracture d’au moins 2 os longs, fractures de cotes multiples, volet clinique, traumatisme abdominal sévère, fracture pelvienne, fracture vertébrale instable

OU un critère de mécanisme lésionnel: chute > 3m, éjection du véhicule, un blessé décédé dans le même véhicule, une autre personne sévèrement blessée dans le véhicule, compression thoracique ou abdominale

Les patients âgés de moins de 18 ans, les femmes enceintes, les traumas par arme blanche, les transferts d’autres hôpitaux, les traumatismes à faible cinétique et les patients jugés instables pour réaliser une tomodensitométrie (nécessité de chirurgie immédiate ou réanimation cardio-pulmonaire) n’étaient pas inclus.

Les patients étaient randomisés pour une stratégie de prise en charge comprenant une TDM corps entier réalisée immédiatement à l’arrivée du patient ou une stratégie associant un bilan radiologique standard (radiographie de thorax et de bassin et échographie FAST) suivi d’une TDM ciblée (sur des points d’appel clinique). Le critère principal de l’étude était la mortalité hospitalière. Les critères secondaires comprenaient, entre autre, la mortalité à 30 jours, le temps d’imagerie (temps entre l’arrivée et la fin du bilan en salle de déchocage), le temps diagnostic (temps entre l’arrivée et le diagnostic de toutes les lésions vitales), la quantification de l’irradiation totale et le recueil des évènements indésirables graves.

Résultats

541 patients ont été inclus dans le groupe TDM immédiate et 542 patients ont été inclus dans le groupe standard sur une période de 33 mois. 99% des patients sont pris en charge pour un traumatisme fermé. L’ISS médian de la population était à 20. Aucune différence de mortalité hospitalière n’était rapportée entre le groupe TDM immédiate et le groupe standard dans la population générale de l’étude (16% vs 16%, p=0,92) ni dans les sous-groupes prédéfinis dans l’étude: polytraumatisme défini par un ISS>15 (mortalité 22% vs 25% respectivement, p=0,46), traumatisme crânien défini par un GCS < 9 et un AIS tête > 2 (38 vs 44% respectivement, p=0,31). La durée de séjour en réanimation était comparable entre les deux groupes (3j (1-8) vs 3j (1-8) p=0,84). Le taux de réadmission était plus élevé dans le groupe TDM immédiate par rapport au groupe standard (17% vs 11%, p=0,01).

La médiane d’exposition aux radiations pendant l’hospitalisation est plus élevée dans le groupe TDM immédiate que dans le groupe standard (21 mSv (20,9-25,2) vs 20,6 mSv (11,8-27,6), p<0,0001).

Le temps d’imagerie était plus court dans le groupe TDM immédiate (30 min (24-40) vs 37 min (28-52), p<0,0001) ainsi que le temps diagnostique (50 min (38-68) vs 58 min (42-78), p=0,001).

46% des patients du groupe standard ont bénéficié d’une TDM ciblée sur des points d’appel clinique dont l’ensemble équivalait finalement à une TDM corps entier

3 évènements indésirables graves (décès) ont été rapportés au cours de la réalisation de la TDM dans le groupe TDM immédiate vs 1 dans le groupe standard.

 

Point fort

– Première étude prospective ayant randomisé des patients polytraumatisés sur la stratégie diagnostique initiale des lésions

– L’inclusion est réalisée à partir de données cliniques et circonstancielles simples comparables à celles utilisées en pratique courante

– Compte-rendu précis des violations de protocole

Point faible

– Bien qu’il y ait un seul objectif principal, l’interprétation de l’étude est difficile puisque le protocole traite deux questions à la fois:

  • le fait d’écourter le bilan d’évaluation initial en postulant que la TDM corps entier immédiate “remplace” les radiographies de thorax, de bassin et l’échographie FAST
  • le fait de réaliser une TDM corps entier vs une TDM ciblée sur des points d’appel cliniques pour le bilan lésionnel complet

– Pas d’information sur la phase de déchocage, notamment le délai de réalisation des gestes d’urgence (drainage pleural, intubation, transfusion). Ces informations sont cruciales quand on compare une stratégie par TDM immédiate avec une stratégie standard.

– Pas d’exploration des troncs supra-aortiques au cours de la TDM corps entier.

– L’exposition aux radiations est calculée en attribuant une valeur d’irradiation fixe (évaluée à partir d’un passage simple) pour chaque segment scanné. Les surexpositions liées aux tomodensitométries multiples réalisées dans le groupe standard sont sous-évaluées.

Commentaires

Tomodensitométrie corps entier vs tomodensitométrie ciblée

Cette étude prospective ne retrouve pas de diminution de mortalité associée à la réalisation d’une TDM corps entier dans le bilan lésionnel du polytraumatisé par rapport à une stratégie standard. En première lecture, la TDM corps entier n’est pas supérieure à la TDM ciblée dans la population étudiée. Toutefois, l’absence de différence peut également être liée à la baisse de performance d’une TDM réalisée avant tout examen complémentaire de débrouillage (radiographies et échographie FAST), privant ainsi le traumatologue d’informations précieuses pour la réanimation initiale du patient. La diminution de l’irradiation constatée dans le groupe standard est peu relevante d’un point de vue clinique par rapport au groupe TDM immédiate (20,6 mSv (9,9-22,1) vs 20,9 mSv (20,6-20,9) respectivement, p<0,0001). Par ailleurs, 46% des patients du groupe standard ont finalement eu une TDM corps entier, par tronçon. Ainsi, le faible gain en terme d’irradiation et la fréquente nécessité de réaliser finalement une TDM corps entier chez les patients du groupe standard rend complexe la stratégie basée sur une TDM ciblée pour un gain minime. La réflexion autour des segments corporels à scanner et les bilans initiaux incomplets imposant un complément d’imagerie ont pu artificiellement augmenter le temps nécessaire pour réaliser le diagnostic lésionnel complet dans le groupe standard.

TDM corps entier immédiate ou bilan radiologique préalable

Dans cette étude, la TDM immédiate ne procure qu’un gain de temps diagnostique lésionnel modeste de l’ordre de 8 minutes avec un temps total passé en salle de déchocage non différent entre les deux stratégies. Ceci signifie que le bilan radiologique de débrouillage (radiographie de thorax et de bassin et échographie FAST) n’est pas l’élément limitant en terme de temps à la phase initiale, alors que sa valeur diagnostique est démontrée (2, 3). Ainsi, la TDM corps entier ne doit probablement pas dispenser du bilan de débrouillage et doit être vue comme une continuité dans le bilan.

Au final, devant le faible gain en irradiation et la complexité du choix des segments corporels à scanner lorsqu’on applique une stratégie par TDM ciblée, cette étude remettra peu en cause la pratique de la TDM corps entier déjà largement adoptée dans les centres spécialisés en traumatologie français. L’applicabilité d’une stratégie ciblée sera également discutable dans les centres non spécialisés peu habitués à la prise en charge des patients polytraumatisés avec un risque accru de sous-évaluation. Quant au débat qui oppose les partisans de la TDM immédiate à ceux qui défendent une évaluation initiale en salle de déchocage, cette étude n’est pas à même d’apporter une réponse. En effet, les centres participant à l’étude n’ont pas réalisé une TDM immédiatement à l’arrivée puisque les défaillances d’organe étaient réanimées en salle de déchocage avant la TDM (ceci est évoqué dans la discussion mais l’étude manque d’information sur la phase de déchocage), ce qui explique que le temps de prise en charge en salle de déchocage ne soit pas beaucoup plus court dans le groupe TDM immédiate. Si cette phase de déchocage a bien lieu, la décision de ne pas réaliser une imagerie de débrouillage (échographie FAST étendue au minimum) est très discutable.

(1) Huber-Wagner S, Lefering R, Qvick LM, Körner M, Kay MV, Pfeifer KJ, Reiser M, Mutschler W, Kanz KG. Effect of whole-body CT during trauma resuscitation on survival:a retrospective, multicentre study. Lancet 2009;373:1455-61

(2) Peytel E, Ménégaux F, Cluzel P, Langeron O, Coriat P, Riou B. Initial imaging assessment of severe blunt trauma. Intensive Care Med 2001;27:1756-1761

(3) Zhang M, Liu ZH, Yang JX, Gan JX, Xu SW, You XD, Jiang GY. Crit Care 2006;10:R112