Ducrocq, G. et al. Jama 325, 552–560 (2021).
Bertrand Rozec, pour le Comité Scientifique de la SFAR.
Contexte :
Les auteurs de cette étude franco-espagnole –étude REALITY pour REstrictive And LIberal Transfusion strategies in patients with acute mYocardial infarction-, sont partis des constats suivants : (i) peu d’études se sont intéressées de manière rigoureuse (effectifs limités pour les essais randomisés) au problème de l’anémie et de la transfusion dans le contexte de syndrome coronarien aigu (SCA) et (ii) que dans d’autres contextes (hémorragies digestives, période péri-opératoire) les stratégies de transfusion restrictives n’étaient pas inférieures aux stratégies libérales.
Ils ont donc choisi de mener une étude de non-infériorité d’une stratégie de transfusion restrictive (un seuil transfusionnel avec un taux d’hémoglobine (Hb) ≤ 8 g/dL) par rapport à une stratégie libérale (seuil transfusionnel avec un taux d’hémoglobine (Hb) ≤ 10 g/dL.
Méthodes :
Il s’agissait d’une étude clinique randomisée ouverte de non infériorité réalisée sur 35 centres en France et en Espagne.
Population étudiée/critères d’inclusion – exclusion :
- Inclusion : patients adultes avec infarctus du myocarde (IDM) (symptomatologie d’ischémie myocardique ayant débutée dans les 48h avant l’admission avec ou sans élévation du segment ST et avec une élévation de biomarqueurs d’ischémie myocardiques) ET ayant un taux d’Hb compris entre 7 et 10 g/dL. Le recrutement dans l’étude pouvait être envisagé à tout moment de l’hospitalisation.
- Exclusions étaient : état de choc cardiogénique (définit par une pression artérielle systolique < 90mmHg associée à une oligurie ou nécessitant des inotropes) lors de la randomisation, IDM après angioplastie coronaire percutanée ou pontages coronaires, patient moribond, ou saignement massif en cours (définit par l’investigateur), transfusion dans les 30 jours précédents et antécédent d’hémopathie maligne.
Randomisation/Interventions testées :
Les patients ont été randomisés en blocs de taille variable, stratifiés par centre, avec un ratio de 1 pour 1, soit dans le groupe stratégie transfusionnelle restrictive (groupe Restrictif) soit dans le groupe stratégie transfusionnelle libérale (groupe Libéral). Dans le groupe Restrictif, le seuil transfusionnel était fixé pour un taux d’Hb ≤ à 8g/dL avec un taux d’Hb cible post-transfusionnel compris entre 8 à 10g/dL. Dans le groupe Libéral, le seuil transfusionnel était fixé pour un taux d’Hb ≤ à 10g/dL, avec un objectif de taux d’Hb post-transfusionnel ≥ à 11g/dL.
Les 2 stratégies étaient poursuivies jusqu’à la sortie de l’hôpital du patient ou 30 jours après sa randomisation, suivant le premier événement atteint. La transfusion était permise à tout moment après la randomisation dans les cas documentés suivants : hémorragie massive active manifeste, diminution présumée importante du taux d’hémoglobine et impossibilité d’attendre une mesure du taux d’Hb (hémorragie massive présumée), et choc vraisemblablement dû à une perte sanguine survenant après la randomisation.
Après la sortie, le suivi du patient a été programmé au 30e jour (±5 jours) et les données ont été recueillies soit par contact direct (si le patient était encore hospitalisé), soit par une visite, appel téléphonique ou courrier.
Critères de jugement :
Le critère de jugement principal était un critère composite combinant des évènements cardiovasculaires indésirables majeurs (ECIM) pendant les 30 jours de suivis. Il s’agissait : de la mortalité toute cause, d’un accident vasculaire cérébral (AVC) non mortel, récidive d’un IDM non mortel, revascularisation en urgence en lien avec une ischémie myocardique. Les critères secondaires comportaient les éléments du score composite pris individuellement à J30 (un suivi à un an de ses paramètres est également prévu mais non présenté dans le présent article). Les évènements indésirables étaient recueillis et en ce qui concerne la transfusion plus spécifiquement : l’hémolyse, la survenue de bacteriémies, la dysfonction multiviscérale, le syndrome de détresse respiratoire aigu, l’insuffisance cardiaque aigue, l’insuffisance rénale aigue ainsi que les réactions allergiques. Un comité d’adjudication analysait – en aveugle du bras de randomisation – les éléments du critère principal ainsi que la survenue d’insuffisance cardiaque aigue.
Calcul des effectifs/Analyses statistiques :
Sur la base d’un registre français – FAST-MI – sur l’infarctus du myocarde, les auteurs ont estimé que le critère de jugement principal surviendrait dans 15% des cas dans le groupe Libéral et 11% des cas dans le groupe Restrictif. Dans ces conditions, un effectif de 315 patients par groupe était nécessaire pour démontrer avec une puissance de 80% la non-infériorité de la stratégie restrictive avec une projection de 5% de déviations majeures au protocole et en considérant une borne de non-infériorité correspondant à un risque relatif (RR) égal à 1,25 en utilisant une méthode d’intervalle de confiance (IC) avec un IC unilatéral de 97,5 %. Cette analyse a été réalisée sur les populations « telles que randomisées » (« as-randomized », appelée population randomisée par la suite) et « telles que traitées » en réalité (« as-treated » , appelée population traitée par la suite). L’évaluation du CJP était réalisée dans les deux groupes, et la concordance des résultats dans les deux groupes était nécessaire pour établir la non-infériorité de la stratégie restrictive. Si celle-ci était démontrée, une évaluation de la supériorité de cette stratégie était prévue.
Tous les critères secondaires ont été analysés sur la population randomisée. La survie a été analysée suivant la méthode de Kaplan-Meier et les groupes comparés selon un test de log-rank. Des études de sous-groupes d’intérêt ont été réalisées. Les auteurs précisaient que l’analyse des critères secondaires notamment est à considérer comme exploratoire en raison des différents biais de l’étude.
Résultats :
De mars 2016 à septembre 2019, 668 patients ont été recrutés dans cette étude (avec deux exclusions secondaires pour absence de consentement et retrait du consentement après randomisation). Les données étaient complètes à J30 pour 666 patients. Les caractéristiques démographiques de même que les antécédents étaient comparables dans les 2 groupes, l’âge médian était de 77 ans, avec une majorité d’homme (57,8%) et 50,2% de patients diabétiques. L’étiologie de l’anémie était inconnue dans la plupart des cas avec près de 20% d’anémie chronique. Les caractéristiques de l’IDM étaient un IDM sans élévation du segment ST dans 2/3 des cas. Un saignement actif était retrouvé dans 10,5% des patients du groupe Restrictif et 15% des patients du groupe Libéral, essentiellement d’origine digestive ou sur le site ponction vasculaire.
Quatre-vingts pour cent des patients dans les 2 groupes bénéficiaient d’une coronarographie et les 2/3 environ d’une revascularisation (majoritairement percutanée). Les traitements administrés étaient comparables dans les 2 groupes avant l’hospitalisation et dans les 24h suivant l’admission. La bithérapie antiagrégante était la règle pour la plupart des patients.
Les taux moyens ± SD d’Hb à l’admission et avant randomisation étaient similaires dans les 2 groupes : à l’admission 10±1,7 g/dL pour le groupe Restrictif et 10,1±1,6 g/dL pour le groupe Libéral, et avant randomisation 9,0±0,8 g/dL pour le groupe Restrictif et 9,1±0,8 d/dL pour le groupe Libéral. Dans le groupe Libéral, tous les patients à l’exception d’un seul ont reçu au moins 1 culot globulaire, la majorité en recevant 2 et plus pour un total de 758 culots transfusés. Près des 2/3 des patients du groupe Restrictif n’étaient pas transfusés, l’ensemble du groupe recevant un total de 342 culots globulaires. Le nadir du taux d’Hb pendant l’hospitalisation était de façon attendue inférieur dans le groupe Restrictif, 8,3±0,9 g/dL par rapport au groupe Libéral 8,8±0,9 g/dL. De même à la sortie d’hospitalisation, le taux d’Hb était plus bas dans le groupe Restrictif que dans le groupe Libéral (respectivement, 9,7±1,0 g/dL vs 11,1±1,4 g/dL).
La durée médiane [interquartile] d’hospitalisation était identique dans les 2 groupes : 7,0 [3,0-13,0] jours.
Concernant le critère principal, le recueil des ECIM sur 30 jours a été complet pour les 666 consentants et randomisés. Dans la population traitée, un ECIM a été observé chez 36 patients (11,0% IC 95% [7,5% – 14,6%]) dans le groupe Restrictif contre 45 patients (14,0 IC 95% [10,0% – 17,9%]) dans le groupe Liberal [RR 0,79 : IC unilatéral à 97,5% : 0,00 – 1,19] remplissant ainsi le critère de non-infériorité de la stratégie restrictive. De la même manière, la non-infériorité de la stratégie restrictive a été identifiée pour la population randomisée avec un RR de 0,78 (IC unilatéral à 97,5% : 0,00 – 1,17) ainsi que dans les analyses post-hoc de sensibilité tenant compte de l’effet site. Dans l’analyse de supériorité planifiée dans la population randomisée, la stratégie restrictive n’atteint pas le critère de supériorité. Les analyses de sous-groupe selon l’âge, le sexe, le poids, le tabagisme, la classe Killip (score de gravité tenant compte des signes cliniques associés à un IDM), la fonction rénale (clearance de la créatinine), le type d’IDM (STEMI vs non-STEMI), la présence ou non d’un diabète, d’hypertension, de dyslipidémie, d’un saignement actif ainsi que le taux d’Hb au moment de la randomisation ont donné des résultats cohérents avec l’analyse principale, et les résultats des tests d’interactions n’étaient pas statistiquement significatifs.
Pour les critères secondaires d’efficacité (à savoir les éléments constitutifs du critère composite principal, ECIM à J30), les résultats, respectivement du groupe Restrictif vs groupe Libéral, étaient les suivants : le décès toutes causes confondues 5,6 % vs 7,7 %, un infarctus du myocarde récidivant chez 2,1 % vs 3,1 %, une revascularisation d’urgence motivée par une ischémie chez 1,5 % vs 1,9 % et un accident vasculaire cérébral ischémique non fatal chez 0,6 % des patients des deux groupes.
Enfin, concernant les évènements indésirables dans la population randomisée, ils se répartissaient dans le groupe Restrictif vs le groupe Libéral respectivement de la manière suivante : au moins 1 évènement indésirable 11,7% vs 11,1%, l’insuffisance rénale aigue chez 9,7% vs 7,1%, l’insuffisance cardiaque aigue chez 3,2% vs 3,7%, une réaction allergique sévère 0,9% vs 0%, SDRA 0,3% vs 0,9%, une défaillance multiviscérale 0,3% vs 0,9% et une infection 0% vs 1,5%.
Discussion :
Les auteurs ont articulé leur discussion autour de 3 points. Dans un premier temps, ils rappellent le contexte dans lequel se place leur étude. L’anémie est à la fois fréquente mais également associée à un plus mauvais pronostic chez les patients victimes d’un IDM (1). Par ailleurs, des éléments physiopathologiques suggèrent que la transfusion de culots globulaires peut (i) ne pas améliorer significativement le transport en oxygène et (ii) avoir des effets délétères par activation plaquettaire ou effets vasoconstricteurs (2, 3). Les auteurs soulignent, la pauvreté de la littérature, avec des études observationnelles peu fiables et seulement 2 études randomisées de faibles effectifs (respectivement 45 et 110 patients) et aboutissant à des résultats contradictoires (4, 5). Dans un second point, les auteurs justifient leur choix méthodologique, c’est-à-dire d’une étude de non-infériorité et en particulier dans ce type d’étude du choix de la perte d’efficacité consentie de la stratégie Restrictive dans la survenue d’ECIM à J30. Cette limite fixée a priori se base dans leur étude sur (i) des données observationnelles de la littérature faisant état de l’odds ratio ajusté d’ECIM observé après chaque diminution du taux d’Hb de 1g/dL en dessous de 11g/dL chez des patients anémiés victime d’un IDM (1) et (ii) sur la limite de perte d’efficacité d’une approche expérimentale (stratégie restrictive) acceptable pour des cliniciens par rapport à une méthode classiquement admise (stratégie libérale). Enfin, dans la troisième et dernière partie de leur discussion, les auteurs reviennent sur l’ensemble des limites de leur étude en particulier : (i) l’impossibilité de conclure avec le design choisi sur la supériorité d’une des 2 stratégies ; (ii) le caractère « ouvert » de leur essai ; (iii) le taux d’Hb permettant d’être inclus dans l’étude durant toute l’hospitalisation des patients (et donc avec une hétérogénéité de populations, les patients pouvant présenter une anémie de cause variable, une hémodilution ou un saignement actif) ; (iv) l’étude limitée à 30 jours (mais une étude à plus long terme (1 an) est prévue ainsi qu’une étude médico-économique (qualité de vie, étude coûts-utilité)). Notons que le seuil cible d’Hb initialement retenu par les investigateurs étaient de 7g/dl mais qu’il avait été porté à 8g/dl pour améliorer l’adhésion au protocole des investigateurs.
Ce que cet article apporte :
D’une manière générale, ce travail s’inscrit dans le corpus de plus en plus important de travaux sur l’épargne transfusionnelle dans de nombreux contextes (péri-opératoire notamment). Les syndromes coronariens aigus constituent un problème de santé publique majeur, tant par le nombre de patients concernés que par les conséquences ultérieures de l’aggravation d’une ischémie myocardique (récidive d’infarctus, insuffisance cardiaque aigue puis chronique). Il parait donc logique, un peu à l’instar de la remise en cause par une approche rationnelle de l’oxygénothérapie systématique chez les patients victimes de syndrome coronarien aigu, de reconsidérer nos connaissances et les preuves de l’efficacité d’une stratégie transfusionnelle libérale ou restrictive chez ces patients. C’est ce que propose ce travail, d’une manière relativement pragmatique. Malgré une méthodologie cohérente et un recueil exhaustif des données à J30, cet article permet uniquement de conclure à la non-infériorité de leur stratégie restrictive (dans la limite déterminée de perte d’efficacité consentie) par rapport à leur stratégie libérale (le choix de l’article possessif souligne bien l’importance de comparer les différentes stratégies libérales/restrictives, proposées dans les différentes études). Cette étude constitue donc une base de réflexion sur de nouveaux essais qui permettraient de démontrer la supériorité de l’approche transfusionnelle restrictive par rapport à l’approche libérale. Des travaux prospectifs sont en cours sur le sujet, en particulier l’étude MINT (pour Myocardial Ischemia aNd Transfusion) qui doit inclure 3500 patients présentant un IDM et une anémie, et comparer une stratégie libérale avec un seuil transfusionnel d’Hb à 10g/dL vs une stratégie restrictive avec une seuil transfusionnel d’Hb à 8g/dl). Il conviendra de suivre de près les résultats de ces études, et les méta-analyse qui ne manqueront pas d’être publiées par la suite. L’absence d’étude randomisée d’effectifs similaires rend impossible l’analyse de concordance (nécessaire après dans une analyse de non-infériorité). Les ECIM à un an (inclus dans l’analyse a priori) ainsi que le rapport coût/efficacité des deux stratégies feront l’objet d’une prochaine publication.
Références
- Sabatine MS et al. Association of hemoglobin levels with clinical outcomes in acute coronary syndromes. Circulation. 2005;111:2042-9.
- Silvain J et al. Impact of red blood cell transfusion on platelet activation and aggregation in healthy volunteers: results of the TRANSFUSION study. Eur Heart J. 2010;31:2816-21.
- Silvain J et al. Impact of red blood cell transfusion on platelet aggregation and inflammatory response in anemic coronary and noncoronary patients: the TRANSFUSION-2 study (impact of transfusion of red blood cell on platelet activation and aggregation studied with flow cytometry use and light transmission aggregometry). J Am Coll Cardiol. 2014;63:1289-1296.
- Cooper HA et al. Conservative versus liberal red cell transfusion in acute myocardial infarction (the CRIT Randomized Pilot Study). Am J Cardiol. 2011;108:1108-11.
- Carson JL et al. Liberal versus restrictive transfusion thresholds for patients with symptomatic coronary artery disease. Am Heart J. 2013;165:964-971.e1.