Mis en ligne le 17 Décembre 2002 et modifié le 26 Janvier 2010
Textes règlementaires
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Les médias ont récemment fait état du jugement d’un tribunal administratif en matière de transfusion sanguine chez un Témoin de Jéhovah, sans mentionner la jurisprudence récente du Conseil d’Etat en la matière. La SFAR diffuse donc en urgence un texte destiné aux pages “formation-information” des Annales Françaises d’Anesthésie et de Réanimation, de façon à éclairer le débat.
Le dilemme posé par deux obligations parfois contradictoires, le respect de la vie et celui du refus de soins, a déjà été soulevé dans ces colonnes à l’occasion de deux jugements rendus le 9 juin 1998 par la Cour administrative d’appel (CAA) de Paris, concernant des témoins de Jéhovah [1]. Depuis, le Conseil d’État a rendu plusieurs décisions. Elles ne modifient pas l’argumentaire et les conclusions de cet article, mais méritent d’être connues, d’autant que, depuis la loi du 4 mars 2002 [2], la demande a évolué de l’indemnisation pour préjudice moral vers l’injonction administrative pour atteinte aux libertés individuelles.
L’échec de la demande d’indemnisation pour dommage
Les décisions de la CAA de Paris analysées dans le précédent article portaient sur deux affaires. L’une, qui concernait une transfusion per-opératoire, était définitive en l’absence de recours au Conseil d’État. L’autre, qui concernait un syndrome de Goodpasture traité en réanimation médicale, a fait l’objet d’un tel recours. Le patient, hospitalisé en CHU pour hémodialyse et assistance respiratoire, avait déclaré par écrit que, en tant que témoin de Jéhovah, il refusait que lui soient administrés des produits sanguins, même dans l’hypothèse où ce traitement constituerait le seul moyen de lui sauver la vie. Il a cependant été transfusé du fait de la gravité de l’anémie, ce qui n’a pas permis d’éviter son décès. Sa veuve a alors demandé réparation de son préjudice moral et, en appel, la CAA de Paris a refusé de faire droit à sa demande.
Cet arrêt, disant que « l’obligation faite au médecin de respecter la volonté du malade […] trouve […] sa limite dans l’obligation qu’a le médecin, conformément à la finalité de son activité, de protéger la santé c’est-à-dire en dernier ressort la vie elle-même », a été annulé par le Conseil d’État le 12 octobre 2001 [3]. Celui-ci estime en effet que la CAA a commis une erreur de droit en ce qu’ « elle a entendu faire prévaloir de façon générale l’obligation pour le médecin de sauver la vie sur celle de la volonté du malade ».
Cependant, le Conseil d’État, comme il en a le pouvoir contrairement à la Cour de cassation, a également statué au fond, et a rejeté lui aussi la demande de la veuve. Il a en effet estimé que le malade était dans une situation extrême et que les médecins avaient choisi, dans le seul but de le sauver, d’accomplir un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état, ce qui ne constitue pas une faute de nature à engager la responsabilité de l’hôpital, d’autant qu’il considérait que les transfusions sanguines administrées ne sauraient constituer un traitement inhumain ou dégradant, ni une privation du droit à la liberté au sens des dispositions des articles 3 et 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales [4]. La veuve a saisi la cour européenne de justice, qui pourrait donc être la prochaine étape.
Les nouveaux droits des malades
La décision du Conseil d’État aurait pu clore le débat en France durant quelques temps mais, comme elle remonte à octobre 2001, une discussion s’est ouverte sur les conséquences en la matière de la loi du 4 mars 2002 relative au droit des malades [2]. Il est évident que le Conseil d’État connaissait le contenu de la future loi au moment de sa décision. Il apparaît également que la question du refus de soin n’est pas nouvelle. L’article 36 du Décret n°95-1000 du 6 septembre 1995 portant code de déontologie médicale était ainsi rédigé :
« Le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous les cas.
Lorsque le malade, en état d’exprimer sa volonté, refuse les investigations ou le traitement proposés, le médecin doit respecter ce refus après avoir informé le malade de ses conséquences. Si le malade est hors d’état d’exprimer sa volonté, le médecin ne peut intervenir sans que ses proches aient été prévenus et informés, sauf urgence ou impossibilité. »
La loi du 4 mars 2002 dispose :
« Art. L. 1111-4. – Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé.
« Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en oeuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables.
« Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment.
« Lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l’article L. 1111-6, ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté. »
Si le contenu n’est pas fondamentalement différent, le fait qu’il passe du cadre réglementaire (un décret) à celui d’une loi est important d’un point de vue juridique, car ceci en fait un droit de la personne. En cas de contestation, sont ainsi offertes d’autres possibilités d’action que la seule responsabilité pour dommage, précédemment utilisée, et sans succès. Ce droit de la personne a été invoqué dans une affaire récente, portée devant les juridictions administratives et finalement le Conseil d’État.
L’échec de l’injonction administrative pour sauvegarde d’une liberté fondamentale
Une jeune patiente, majeure et capable, a subi dans un CHU une intervention de chirurgie orthopédique dans les suites d’un traumatisme. Témoin de Jéhovah, elle refusait l’administration de tout produit sanguin, hormis l’utilisation d’une autotransfusion peropératoire du sang récupéré et filtré. Le saignement postopératoire s’est accompagné d’une anémie profonde malgré l’administration régulière de fer par voie intraveineuse, d’érythropoïétine recombinante humaine et l’arrêt de tout médicament pouvant altérer l’hémostase. Le 5 août 2002, alors que son taux d’hémoglobine était à 3,8 g/dl (vérifié à 3,7 sur l’autre bras), elle était tachycarde, hypotendue, polypnéique et en sueurs, mais maintenait son refus. Après avis de son chef de service, l’anesthésiste-réanimateur de garde a décidé de transfuser la patiente de deux concentrés globulaires, alors qu’elle était encore consciente. Avant la transfusion, l’administrateur de garde en a été prévenu, puis le procureur de la République. Ce dernier a rappelé les textes relatifs aux libertés individuelles et à la non-assistance à personne en péril, sans souhaiter interférer avec la décision médicale. Après obtention d’un taux d’hémoglobine à 6,2 g/dl et amélioration clinique, il n’y a pas eu d’autre transfusion. La patiente et son entourage, prévenus de la transfusion, ont aussitôt déclenché une action en justice.
Avec l’aide de sa sœur, « personne de confiance » au sens de la loi du 4 mars 2002 [2], la patiente a demandé le 7 août 2002 en référé au tribunal administratif « d’enjoindre au centre hospitalier universitaire […] de ne procéder en aucun cas à l’administration forcée de transfusion sanguine sur la personne de Mme […] contre son gré et à son insu. » L’argument était qu’il s’agirait d’une atteinte grave et manifestement illégale à l’exercice des libertés fondamentales et notamment du principe de consentement aux soins et de la liberté de conscience et de religion. L’article L.521-2 du code de justice administrative [5] dispose en effet que « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. » L’illégalité alléguée en la circonstance était le non-respect des dispositions de la loi du 4 mars 2002 [2]. Le jugement du tribunal administratif a été rendu le 9 août 2002 ; il ordonne : « il est enjoint au centre hospitalier universitaire […] de s’abstenir de procéder à des transfusions sanguines sur la personne de Mme […]. Cette injonction cessera de s’appliquer si Mme […] venait à se trouver dans une situation extrême mettant en jeu un pronostic vital. » La patiente et son entourage ont aussitôt présenté une requête au juge des référés du Conseil d’État.
Celui-ci a réformé la décision par une ordonnance en date du 16 août 2002, qui précise : « Avant de recourir, le cas échéant, à une transfusion dans les conditions indiquées … [situation extrême mettant en jeu un pronostic vital], il incombe aux médecins du centre hospitalier universitaire […] d’une part d’avoir tout mis en œuvre pour convaincre la patiente d’accepter les soins indispensables, d’autre part de s’assurer qu’un tel acte soit proportionné et indispensable à la survie de l’intéressée. » L’argument pour maintenir cette possibilité d’exception en cas d’urgence vitale est que « le droit pour le patient majeur de donner, lorsqu’il se trouve en état de l’exprimer, son consentement à un traitement médical revêt le caractère d’une liberté fondamentale ; […] toutefois, les médecins ne portent pas à cette liberté fondamentale, telle qu’elle est protégée par l’article 16-3 du code civil et par celles de l’article L. 1111-4 du code de la santé publique, une atteinte grave et manifestement illégale lorsqu’après avoir tout mis en œuvre pour convaincre un patient d’accepter les soins indispensables, ils accomplissent, dans le but de tenter de le sauver, un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état […] ».
Conclusion
Le cas jugé en octobre 2001 l’avait été avec toute les précautions et la lenteur d’une procédure « au fond » en vue d’indemnisation (près de onze ans entre la transfusion et la décision du Conseil d’État), alors que celui d’août 2002 a été jugé avec toute la rapidité, l’urgence même, d’une procédure en « référé-liberté » (onze jours entre la transfusion et la décision finale). De ce point de vue, il n’est jamais inutile de rappeler que le choix du type de procédure revient à la personne qui s’estime victime [6]. Quoiqu’il en soit, le Conseil d’État montre une grande constance sur le sujet. D’une part, face à la contradiction entre les deux devoirs (le respect de la vie et celui du refus de soins), il insiste sur l’impossibilité de faire prévaloir de principe l’un sur l’autre. Il serait donc erroné de voir dans ces décisions la marque d’une préférence envers l’attitude médicale la plus classique. D’autre part, il précise les conditions dans lesquelles le choix du médecin d’avoir privilégié son devoir de sauver la vie n’est pas fautif : tout a été mis en œuvre pour éviter la transfusion ; tout a été fait pour tenter de convaincre le malade d’accepter le soin ; il n’existe pas d’alternative thérapeutique ; le traitement est proportionné à l’état du patient. Les limites sont donc bien précisées.
Encore faut-il faire valoir ses arguments devant le tribunal. Ainsi, à propos d’une accouchée qui avait été transfusée en réanimation, le tribunal administratif de Lille a ordonné le 25 août 2002 l’injonction de ne pas procéder à des transfusions contre la volonté de la patiente (après qu’elle fut guérie), car il ne disposait d’aucun élément tendant à montrer qu’il existait un danger immédiat pour sa vie : l’hôpital de Valenciennes n’était apparemment pas représenté à l’audience, contrairement aux témoins de Jéhovah. La leçon est donc claire : la procédure ne doit pas être négligée.
Enfin, il est à noter que la seule jurisprudence disponible est administrative, aucune affaire de ce type n’ayant été traitée au niveau des instances suprêmes en matière civile ou pénale (les différentes chambres de la Cour de cassation). En matière pénale, il convient de rappeler que l’article 223-6 du code pénal ne prévoit pas d’exception, fût-elle médicale : « Sera puni… [de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende] quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours ».
Ces lignes ne sauraient donc préconiser de principe une attitude générale plutôt qu’une autre, chaque cas devant être examiné individuellement. Elles visent à améliorer la compréhension des arguments juridiques utilisés dans de tels cas, avec leurs conclusions. En effet, quelle que soit la décision prise, elle peut devoir être justifiée devant un tribunal, auquel il faut faire parvenir ses arguments en temps utile.
Références
Pour visualiser les articles de codes cités en lien dans le texte, sélectionnez le code concerné dans la page “Codes” de Legifrance, puis entrez le numéro de l’article cité.
1. Lienhart A. Refus de soins et urgence vitale : un conflit entre la finalité de l’exercice médical et l’obligation de respecter la volonté de la personne. Ann Fr Anesth Réanim, 2000, 19, fi42-4
2. Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (1) NOR : MESX0100092L
3. Le Conseil d’État statuant au contentieux, sur le rapport de la 5ème sous-section – n° 198546 – Séance du 12 octobre 2001, lecture du 26 octobre 2001
4. Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.
5. Code de justice administrative (partie législative). Article L.521-2