Stephan Hagel et al. Intensive Care Medicine 2022; 48:311-321. doi: 10.1007/s00134-021-06609-6.

Claire Roger, Claire Dahyot-Fizelier pour le Comité Scientifique de la SFAR

 

Contexte

Le sepsis est à l’origine d’altérations physiopathologiques (augmentation du volume de distribution, hypoalbuminémie, clairance rénale modifiée) qui exposent à un risque d’exposition antibiotique inadéquate. Or, l’atteinte des cibles pharmacocinétiques/pharmacodynamiques (PK/PD) serait associée à un meilleur pronostic. Du fait d’une très grande variabilité interindividuelle, les concentrations plasmatiques d’antibiotiques obtenues avec une dose donnée restent difficilement prévisibles. Plusieurs façons d’optimiser l’usage des antibiotiques et en particulier les béta-lactamines ont été proposées. Le mode d’administration en perfusion continue permet d’augmenter le temps passé au-dessus de la cible de CMI, cependant l’impact sur le pronostic reste à démontrer. Une autre possibilité consiste à guider le choix des posologies d’antibiotiques sur les concentrations plasmatiques d’antibiotiques obtenues pour chaque patient. Le suivi thérapeutique pharmacologique (SPT et en anglais Therapeutic Drug Monitoring (TDM))est déjà utilisé pour des antibiotiques tels que la vancomycine et les aminosides depuis plusieurs décennies. Plus récemment, le dosage plasmatique de béta-lactamines s’est développé mais aucune étude à ce jour n’a démontré un bénéfice d’une approche d’adaptation posologique de béta-lactamines guidée par le SPT sur le pronostic. Seul un bénéfice sur l’atteinte de concentrations plasmatiques thérapeutiques a été mise en évidence.

 

L’objectif principal de l’étude TARGET était donc de comparer une stratégie d’adaptation posologique de béta-lactamines guidée par le SPT à une prise en charge standard sans SPT. L’hypothèse testée était qu’une stratégie basée sur le SPT permettrait une plus grande résolution des défaillances d’organes ainsi qu’un meilleur pronostic des patients en sepsis traités par une perfusion continue de pipéracilline-tazobactam.

 

Méthode

-Il s’agit d’un essai multicentrique randomisé, contrôlé, en simple aveugle mené dans 13 centres allemands entre janvier 2017 et décembre 2019.

Population de l’étude : patients en sepsis ou choc septique depuis moins de 24h, traités par piperacilline-tazobactam

– Les critères de non-inclusion étaient : contre-indication à la pipéracilline-tazobactam, cirrhose Child Pugh, patient moribond, femme enceinte, patient en période d’exclusion d’un autre essai. Les critères d’exclusion étaient: l’impossibilité d’obtenir un dosage plasmatique de pipéracilline dans les 24 heures suivant la randomisation.

– La randomisation (1 :1) était stratifiée sur le centre et en deux bras parallèles :

– le bras interventionnel

L’administration en perfusion continue de pipéracilline-tazobactam à la dose totale journalière de 12g/1.5g (9 g en cas de DFG<20 mL/min) après une dose de charge de 4g/0.5g était réalisée.  A J1, les posologies de pipéracilline-tazobactam étaient guidées par les dosages plasmatiques quotidiens et adaptées selon une équation linéaire non détaillée par les auteurs. La cible de concentration plasmatique thérapeutique de pipéracilline dans sa forme libre était définie comme 4 fois la CMI du pathogène responsable de l’infection (+/-20%). Pour l’antibiothérapie probabiliste, l’ECOFF (Epidemiological Cut-off) de Pseudomonas aeruginosa défini par l’EUCAST (16 mg/L) (European Committee on Antimicrobial Susceptibility Testing) était utilisé. Les posologies de piperacilline en dehors de la cible thérapeutique étaient ajustés en prenant en compte d’autres paramètres cliniques comme l’évolution de la fonction rénale. La durée maximale d’intervention était de 10 jours.

– le bras contrôle

 

L’administration en perfusion continue de pipéracilline-tazobactam était réalisée selon les mêmes conditions que le bras interventionnel à l’exception de l’adaptation des posologies selon les résultats du SPT. Les adaptations posologiques ont suivi les recommandations des RCP.

-Les dosages plasmatiques de béta-lactamines étaient réalisés soit par technique d’HPLC soit par chromatographie liquide couplée à la spectrométrie de masse, dans les deux groupes.

 

Critère de jugement principal

Le CJP était un critère composite de défaillance d’organes mesurée par le score SOFA quotidien moyen sur 10 jours, de sortie de réanimation ou décès.

 

Calcul du nombre de sujets nécessaires (NSN) :

Le NSN a été calculée sur l’hypothèse d’une différence de 1,4 points (SD 3,8) du score SOFA moyen entre les 2 comparateurs avec une puissance de 80% et un degré de significativité de 0,05 soit 276 patients en prenant en compte un taux de perdus de vue de 15%.

 

Résultats 

Un total de 1020 patients a été screené et 254 patients randomisés (127 dans chaque groupe). L’infection était documentée dans 65.6% (166/253) des cas avec l’identification d’E. coli (17%), Klebsiella spp. (11,7%) ou SAMS (6,7%) et la source de l’infection était majoritairement pulmonaire. Plus d’un tiers des patients recevaient une association d’antibiotiques. La CMI de la pipéracilline-tazobactam des 5 pathogènes les plus fréquemment retrouvés était <4 mg/L dans 79,8% des cas, entre 4 et 16 mg/L dans 6,1% et >16 mg/L dans 14% des cas. La CMI était disponible en moyenne en 2 (2-3) jours dans le groupe SPT.

Le score SOFA moyen était de 7,9 points (IC95% 7,1; 8,7) dans le groupe SPT et 8,2 points (IC95% 7,5 ; 9) dans le groupe contrôle (différence 0,3 points, IC95% −0,4 ;1, p = 0,39). La mortalité toute cause confondue à J28 était de 21,6% dans le groupe SPT et 25,8% dans le groupe contrôle (RR 0,8, IC95% 0,5 ; 1,3, p = 0,44). Aucune différence significative n’était observée pour le delta SOFA, les effets adverses graves ou tout autre critère secondaire. Le taux de succès clinique (OR 1,9; IC95% 0,5; 6,2, p = 0.30) et microbiologique (OR 2,4; IC95% 0.7; 7.4, p = 0.12) étaient numériquement plus élevés dans le groupe SPT.  La dose totale journalière moyenne de pipéracilline-tazobactam n’était pas différente entre les deux groupes (p = 0.12).

Au total, 579 concentrations plasmatiques étaient mesurées dans le groupe SPT et 600 dans le groupe contrôle sans différence significative des taux obtenus (74.9 mg/L (60.6–91) dans le groupe SPT versus 79 mg/L (43.8–143.6) dans le groupe contrôle, p = 0.38). Une adaptation posologique était effectuée dans 53.9% (312/579) des jours avec un traitement par piperacilline-tazobactam dans le groupe SPT, avec dans 51,2% des cas une augmentation et dans 48,8% une diminution des posologies. Dans le groupe contrôle, une adaptation posologique était réalisée dans 5.5% (33/600) des jours avec traitement par pipéracilline-tazobactam. Aucune différence significative n’était observée entre les concentrations de pipéracilline médianes des 10 jours du groupe SPT et celles du groupe contrôle, avec 74,9mg/L (60,6-91) et 79 mg/L (43,8-143,6), respectivement (p=0.38). Concernant le suivi journalier, la cible plasmatique thérapeutique était significativement plus souvent atteinte dans le groupe SPT (37,3% versus 14,6%, OR 4,5, IC95% 2,9 ;6,9, p<0,001).

Après ajustement sur la sévérité initiale basée sur le SOFA à l’admission, la mortalité à J28 des patients avec une concentration de pipéracillline à J1 élevée (>96 mg/L) était significativement plus élevée que celle des patients avec une concentration entre 32 et 64 mg/L (33,7% versus 8,3%, OR 4,21, 95% CI 1,4-12,5, p=0,001), ou encore que ceux avec une concentration entre 64 et 96 mg/L (33,7% versus 19,7%, OR 2,5, 95% IC 1,1-5,8, p=0,003). La clairance de la pipéracilline était significativement différente entre les différents groupes, avec des clairances plus basses chez les patients aux concentrations les plus élevées.

 

Discussion

Bien que les patients du groupe SPT présentaient significativement plus souvent des concentrations plasmatiques dans la cible thérapeutique, seul un tiers de ces concentrations étaient considérées comme thérapeutiques en se basant sur l’ECOFF. Une adaptation posologique était requise pour plus d’un patient sur deux. Il semble donc que le SPT ne permet pas à lui seul d’optimiser les posologies d’antibiotiques dans une population avec une forte variabilité inter-individuelle. Les auteurs justifient l’absence de corrélation entre l’atteinte des cibles et le pronostic des patients par le fait que la majorité des pathogènes identifiés présentait des CMI basses et par conséquent, les concentrations obtenues étaient considérées comme sous dosées en prenant la valeur de l’ECOFF comme CMI mais étaient en réalité thérapeutiques en prenant la valeur de CMI réelle. Les auteurs soulignent l’intérêt potentiel du SPT pour des infections bactériennes à CMI plus élevée ou pour des populations avec une augmentation de la clairance de la créatinine, populations peu représentées dans cette étude.

Points forts de l’article :

  • Il s’agit du plus large essai randomisé contrôlé évaluant une stratégie d’adaptation posologique basé sur le SPT.
  • L’administration en continue de la béta-lactamine dans les deux groupes permet de s’affranchir de son effet sur le pronostic.

Points faibles de l’article :

  • Le critère de jugement principal choisi dans cette étude à savoir le critère composite de résolution de la défaillance d’organes à J10 ou la sortie de réanimation ou le décès.
  • L’absence de stratification sur la fonction rénale qui est un facteur majeur de variabilité pharmacocinétique et un critère corrélé au pronostic.
  • L’absence de patients avec une augmentation de la clairance rénale dans la population étudiée, situation pourvoyeuse de sous-dosages.
  • Les posologies dans le groupe SPT adaptées selon un normogramme et non à l’aide d’un logiciel d’individualisation des prescriptions.

 

Conclusion 

Aucun bénéfice sur l’évolution des défaillances d’organe des patients en sepsis n’a pu être démontré dans cette étude évaluant l’impact d’une adaptation posologique de béta-lactamines basée sur le SPT. Les cibles therapeutiaues etaient toutefois atteintes plus fréquemment dans le groupe bénéficiant de SPT. La très grande variabilité interindividuelle observée dans cette étude et de nombreuses études antérieures explique probablement en partie l’absence de bénéfice retrouvé malgré le monitorage des concentrations plasmatiques d’antibiotiques. Une approche individualisée prenant en considération les différents facteurs de variabilité identifiés associée au SPT mérite d’être étudiée dans de futurs essais.