Paterson H et al. JAMA 2025 ; 333 : 39-48 – ALLEGRO Trial
The Effect of Intravenous Lidocaine, Ketamine, and Lidocaine-Ketamine Combination in Colorectal Cancer Surgery: A Randomized Controlled Trial
Ostovic H et al. Anesth Analg 2025 ; 140 : 67-76.
Par le Dr Christophe Aveline pour le CS de la SFAR.
Questions évaluées : Les propriétés analgésiques, anti-hyperalgésiques et anti-inflammatoires de la lidocaïne intraveineuse (LIV), sa facilité d’utilisation et un index thérapeutique élevé ont été mises à profit au cours des chirurgies colorectales (1, 2). Malgré une pertinence expérimentale (1), les données factuelles ont mis en évidence certaines incertitudes sur la récupération fonctionnelle, l’analgésie et la durée d’hospitalisation (3, 4). L’hétérogénéité des modalités d’administration (dose, durée, poids réel ou idéal), l’analgésie de base associée et la prolongation de son administration postopératoire sont autant éléments susceptibles d’influencer les effets escomptés (4, 5). Enfin, le risque de toxicité systémique, les interactions avec les CYP1A2 et CYP3A4 et une pharmacocinétique non-linéaire lors d’une administration continue sont sous-estimés (6, 7). Le rationnel de l’utilisation de LIV doit s’envisager au-delà de l’effet analgésique en envisageant les bénéfices attendus sur les critères ERAS (Enhanced Recovery After Surgery).
Deux études récentes ont évalué la LIV en chirurgie colorectale par laparotomie (8) et par coelioscopie (9) contre placébo (Pl) avec comme objectifs l’inflammation (8) et la récupération fonctionnelle (9).
Étude n°1: Intravenous Lidocaine for Gut Function Recovery in Colonic Surgery: A Randomized Clinical Trial Paterson H et al. JAMA 2025; 333: 39-48 (9)
Design : Étude prospective randomisée placébo-contrôlée (ERPC) en double-insu ; LIV vs Pl, 27 centres (Royaume-Uni), randomisation 1 :1 externalisée stratifiée selon le sexe, l’âge et le site.
Critères d’inclusion/exclusions : adultes, résection colorectale sous coelioscopie. Exclusion : analgésie péridurale programmée, DFG < 30ml/min/1,73m2, anastomose colorectale basse, stomie programmée, radiothérapie néoadjuvante. Période d’inclusion de 8/2018 à 4/2023.
Comparaison : LIV 1,5mg/kg (poids idéal) puis 1,5mg/kg/h IVSE (maximum 120mg/h) sur une durée minimale de 6h (12h si monitorage hémodynamique continu associé). Anesthésie/analgésie systémique non protocolisée.
Objectif principal : proportion de patients répondant au critère GI-3 de récupération intestinale (tolérance au régime sans nausées ni vomissements importants pendant trois repas consécutifs et évacuation de flatulences ou de selles) entre H0 et H72.
Objectifs secondaires : délai obtention GI-3 et GI-2 (tolérance du régime alimentaire sans nausées ni vomissements (NVPO) importants pendant trois repas consécutifs et premier passage de selles), obtention GI-3 après 120h, douleur, NVPO, récupération fonctionnelle (QoR-15) et de qualité de vie (EQ-5D-5L), durée de séjour, complications, mortalité (J30 et J90).
Analyses : effectif requis de 562 patients pour démontrer une augmentation absolue 13,2% de patients GI-3 dans le groupe LIV avec une puissance 90%. Analyse linéaire généralisée sur le critère principal et ajustée (sites, âge et sexe). Analyse en intention de traiter et en per-protocole. Analyse en sous-groupe selon la durée d’administration de LIV (6h vs 12h), résection colique droite vs autres résections, sexe, âge et qualité de l’ERAS. Imputation multiple en cas de données manquante. Analyse intermédiaire non programmée.
Résultats : 590 patients randomisés (LIV : 295 ; Pl : 295), intention de traitée validée sur 279 (LIV) et 278 patients (Pl). Âge moyen 66±11 ans, 45% de femmes, 48% de résection colique droite, 4% de stomie non prévues, absence de différences démographiques, 12% de conversion en laparotomie.
Critère principal : absence de différence statistique entre LIV et Pl (57,3% [LIV] vs 59% [P], RR 0,97 [IC95% 0,88-1,07]) dans l’analyse en intention de traiter. Résultat non modifié dans l’analyse per-protocole (RR 0,96 [IC95% 0,88-1,07].
Critères secondaires : aucune différence observée sur l’ensemble des critères secondaires, en particulier sur le délai d’obtention de GI-3 après ajustement (Modèle de Cox ; HR : 0,98 IC95% [0,83-1,17] et GI-2 (HR 1,03 [IC95% 0,86-1,23] et une durée d’iléus > 120h (HR 1,13 [IC95% 0,8-1,61]. Durée médiane d’obtention GI-3 similaire (2,5j). L’analyse en sous-groupe et post-hoc selon le débit réellement administré ne retrouvent aucune différence.
Commentaires : ERPC pragmatique méthodologiquement robuste avec un critère principal pertinent sans différence après ajustement en intention de traiter, en per-protocole et dans les analyses en sous-groupes définis à priori. On observe moins de 3% de pose de sonde naso-gastrique, 78% des patients étant réalimentés dès J1. 95% des patients ont reçu le traitement alloué sans déséquilibre démographique. La proportion d’iléus prolongé (environ 15%) est similaire à celle identifiée préalablement avec LIV ou une analgésie péridurale (10, 11). 67% des patients ont reçu une rachianalgésie avec diamorphine, solution faiblement recommandée en ERAS et un risque de NVPO majoré de 37% (12). Seuls 57% des patients ont reçu une prévention systématique des NVPO, 64% de la dexaméthasone (9), 33% ont été mobilisés dès J1 contrastant avec les recommandations ERAS. Conformément à son caractère pragmatique, l’anesthésie/analgésie n’était pas standardisée et l’analgésie systémique non morphinique non détaillée.
Étude n°2: The Effect of Intravenous Lidocaine, Ketamine, and Lidocaine-Ketamine Combination in Colorectal Cancer Surgery: A Randomized Controlled Trial. Ostovic H et al. Anesth Analg 2025 ; 140: 67-76. (8)
Design : ERPC en double insu, monocentrique (Croatie), randomisation non externalisée en quatre groupes : LIV + kétamine (Ket) / LIV + Pl / Pl + Ket / Pl + Pl.
Critères d’inclusion/exclusions : adultes, résection colorectale néoplasique par laparotomie. Exclusion en cas de durée de chirurgie prévue > 4h et des patients présentant une complication chirurgicale postopératoire.
Comparaison : LIV 1,5mg/kg (poids idéal) puis 2mg/kg/h IVSE, Ket : 0,5mg/kg en bolus puis 0,2mg/kg/h. Ket, LIV et Pl interrompus en fin de chirurgie. Anesthésie/analgésie systémique protocolisée, monitorage BIS (objectif 40-60).
Objectif principal : leucocytes, IL-6, IL-8 et CRP à H12 et H36
Objectifs secondaires : analgésie de recours et opiacés H0-H48, scores EVA, délai de reprise du transit.
Analyses : effectif minimal de 78 patients (puissance 80%, régression linéaire conditionnelle selon Cohen, effet moyen estimé f2 = 0,15 ajusté sur 8 mesures de l’objectif principal). Régression linéaire factoriel 2×2. Recherche d’une interaction additive entre LIV et Ket puis de l’effet d’un traitement avec ajustement au second. Correction appliquée sur l’objectif principal (p <0,00625).
Résultats : 94 patients randomisés, 82 analysés. Données démographiques homogènes entre les 4 groupes, excepté groupe LIV/LIV pour la durée de chirurgie. Age moyen 63±8 ans, 45% de femmes.
Critère principal : Ascension temporaire des taux d’IL-6 et d’IL-8 à H12 puis baisse à H36 dans le groupe LIV/Ket, baisse homogène des leucocytes et CRP. Les analyses factorielles et d’interactions multiplicatives ne retrouvent aucune différence significative entre les 4 groupes. L’additivité entre LIV et Ket n’est pas identifiée.
Critères secondaires : réduction du sufentanil peropératoire avec les deux traitements seuls ou associés (vs Pl), recours plus fréquent au kétoprofène avec la LIV (vs Pl); scores de douleurs moins élevés avec Ket (vs Pl). L’interaction multiplicative retrouve un bénéfice de l’association LIV/Ket sur la consommation peropératoire de sufentanil (-23µg [IC95% -32/-14]) et les scores EVA (1 [IC95% 0,27-1,8]). Absence d’effets secondaires de la LIV, de la Ket, pas d’impact sur la reprise du transit (seuls ou associées vs Pl).
Commentaires : absence de bénéfice de l’association LIV/Ket sur les cytokines évaluées reflétant l’intensité de la réponse inflammatoire systémique après laparotomie. La LIV et la Ket seules et associées sont supérieures au Pl sur la consommation de sufentanil peropératoire mais la LIV apparait moins performante que la Ket sur l’analgésie postopératoire. La recherche d’interaction, première étape d’une étude factorielle, a utilisé un modèle rigoureux avec analyse stratifiée puis une régression. L’absence de dexaméthasone permet d’analyser avec objectivité la cinétique des marqueurs de l’inflammation. Comme élément de discussion, on relève une absence de prévention des NVPO (incidence 30-40% similaire entre les groupes), le maintien d’une sonde naso-gastrique et l’utilisation de midazolam pré et postopératoire, éléments ne s’inscrivant pas dans une procédure ERAS. Enfin, l’absence de significativité sur le critère de jugement principal peut être en lien avec un défaut de puissance, l’effectif calculé ne garantissant pas la puissance suffisante pour la recherche de l’interaction entre les deux traitements. La variabilité inter et intra-individuelle des cytokines évaluées reflète les perturbations indirectes hémostatiques inflammatoires et neuroendocrines postopératoire sans adéquation systématique à un bénéfice clinique des deux substances évaluées.
Au total : Ces deux EPRC apportent un éclairage sur l’utilisation de la LIV seule ou associée à la Ket au cours des résections colorectales par laparotomie (8) ou laparoscopique (9). Bien que différente sur les modalités d’administration, leurs méthodologies sont rigoureuses avec ajustement approprié et analyse en sous-groupe pour la première (9), étude d’interaction et de stratification pour la seconde (8), effectif requis obtenu, moins de 5% de défaut d’allocation et de données manquantes. Il persiste une incertitude sur le calcul d’effectif de l’étude d’Ostovic et al (8) dans sa conception factorielle à 4 groupes (2 traitements actifs). L’étude multicentrique ALLEGRO (9) était particulièrement attendue et les résultats sont conformes aux incertitudes préalablement identifiées (3, 4). Dans cette étude, l’anesthésie était non standardisée mais répartie de manière homogène entre les deux groupes. Malgré une prévention des NVPO et l’utilisation de dexaméthasone inconstantes (respectivement 57% et 64%), l’analyse en sous-groupe selon l’adhérence aux critères ERAS ne modifie pas le résultat principal (9). Seule l’utilisation de diamorphine intrathécale n’a pas été testée comme facteur d’influence. La combinaison LIV/Ket (8) correspond à une réalité de terrain. Les effets limités sur les marqueurs inflammatoires sont superposables à ceux préalablement identifiés (1, 3), l’absence de dexaméthasone et d’AINS en peropératoire éliminant un facteur potentiel d’interaction. Dans les deux EPRC (8, 9), la durée de séjour n’est pas influencée par l’allocation des traitements (LIV [9] ou LIV/Ket [8]) et superposable après coelioscopie (6j) et laparotomie (7j). Si l’analgésie non morphinique n’est pas décrite (étude pragmatique multicentrique) dans la première étude (9) et utilisée en postopératoire dans la seconde ([8] kétoprofène-paracétamol), l’impact de chaque molécule a ainsi pu être appréhender sans interaction potentielle par un autre analgésique. Malgré la solidité des données expérimentales (1), l’impact clinique de la LIV reste controversé (3-5). La LIV en chirurgie carcinologique présente un intérêt au sein d’une approche multimodale en l’absence d’analgésie locorégionale pour réduire l’impact des opiacés susceptibles de favoriser croissance tumorale et angiogenèse (13). La LIV posséde des caractéristiques expérimentales jugées protectrices sur la diffusion métastatique (14) bien qu’aucune étude clinique n’ait encore validé ces résultats expérimentaux. Rapidement appropriée au quotidien, les incertitudes identifiées dans les analyses factuelles (3, 4) persistent, la Ket représentant une opportunité pour la douleur et la consommation d’opiacé (8). La transposition d’effets expérimentaux en bénéfices cliniques constitue l’étape la plus difficile à caractériser en médecine périopératoire. Les incertitudes sur la LIV repose aussi sur les variabilités des pratiques comme le suggère une revue récente où moins de 50% des patients reçoivent une analgésie multimodale selon les chirurgies mais aussi selon le choix des praticiens en charges des patients (15). Enfin, une étude pharmacocinétique complexifie la réflexion en remettant en question les doses habituelles chez le patient obèse en se basant privilégiant sur la masse maigre et non plus le poids réel ou théorique (16).
La LIV constitue une solution thérapeutique en l’absence d’anesthésie locorégionale et au sein d’une analgésie multimodale non morphinique. Les résultats de ces deux EPRC nous invitent à poursuivre les investigations cliniques, pharmacocinétiques et épidémiologique « de vraie vie » pour appréhender ses bénéfices expérimentaux avec clarté.
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