Mis en ligne le 28 septembre 2015
Article du mois
Douketis JD and coll. NEJM 373, Aout 2015; 823-33
Gérard Audibert et Anne Godier, pour le Comité Scientifique de la SFAR
Introduction: Les patients souffrant d’une fibrillation atriale (FA) et traités par antivitamines K (AVK) nécessitent une interruption de ce traitement en cas d’intervention chirurgicale ou de procédure invasive à risque hémorragique. Lors de la suspension des AVK, le plus souvent cinq jours avant la procédure, un traitement par héparine, le plus souvent de bas poids moléculaire, peut être indiqué pour minimiser le risque de complications emboliques artérielles. L’indication de ce relais ne s’appuie que sur des études observationnelles et les recommandations sont par conséquent établies avec un niveau de preuves faible.
L’hypothèse principale de la présente étude (étude BRIDGE) est que, chez des patients traités par warfarine pour une FA, l’absence de relais par une héparine n’est pas inférieure à un relais pour la prévention du risque thrombo-embolique artériel et est supérieure par rapport au risque hémorragique.
Matériel et méthodes : Il s’agit d’une étude multicentrique, randomisée, contrôlée et en double aveugle dans laquelle les patients après une interruption du traitement par warfarine 5 jours avant une chirurgie étaient randomisés pour recevoir une héparine de bas poids moléculaire (HBPM) (injection sous cutanée de daltéparine 100 UI/kg deux fois par jour) ou un placebo, débutés 3 jours avant la procédure et interrompus 24 heures avant, puis repris en post-opératoire pendant 5 à 10 jours. La warfarine était reprise dans les 24 heures suivant la procédure, l’HBPM était arrêtée lorsque l’INR était supérieur à 2.
Pour être inclus, les patients devaient être traités pour une FA (y compris valvulaire) par warfarine depuis au moins 3 mois, avec un objectif thérapeutique d’INR entre 2 et 3, nécessiter une interruption de la warfarine pour une procédure invasive, et avoir au moins 1 critères du score de CHADS2. Etaient exclus les patients avec une prothèse valvulaire mécanique, une complication thrombo-embolique artérielle de moins de 12 semaines, une hémorragie majeure datant de moins de 6 semaines, une clairance de la créatinine inférieure à 30 ml/min ou candidats à une chirurgie cardiaque, cérébrale ou spinale.
En préopératoire, la dernière dose d’HBPM était administrée 24 heures avant la procédure. La warfarine était reprise dans les 24 heures suivant la procédure. L’HBPM ou son placebo était reprise 12 à 24 heures après la procédure en cas de procédure à risque hémorragique faible et 48 à 72 heures en cas de risque hémorragique élevé. Les patients étaient suivis 30 jours après la procédure. Le critère de jugement principal était la survenue d’une complication thrombo-embolique artérielle (accident vasculaire cérébral (AVC), accident ischémique transitoire (AIT), embolie artérielle). Les critères de jugement secondaires étaient la survenue d’un infarctus myocardique, d’une thrombose veineuse profonde, d’une embolie pulmonaire ou le décès.
Le nombre de sujets nécessaire a été calculé pour un taux de complications emboliques artérielle de 1 % et une différence inférieure à 1% entre les groupes pour l’hypothèse de non infériorité. Ce nombre a été modifié après une analyse intermédiaire de 850 patients montrant un taux effectif de complications artérielles plus bas qu’initialement envisagé, de 0,5%. L’échantillon devait alors être de 1882 patients pour une puissance de 90% et un risque alpha de 5%.
Résultats : L’étude a été conduite pendant 5 ans et demi dans 108 centres nord-américains. Elle a recruté 1884 patients, 950 dans le groupe placebo et 934 dans le groupe HBPM. L’âge moyen des patients était de 71,7 ans et leur poids moyen de 95,8kg. Le score CHADS2 moyen était de 2,3 sur une échelle allant juqu’à 6. Les patients ont bénéficié d’une procédure considérée comme à faible risque hémorragique dans 89,4% des cas. L’incidence des thromboses artérielles à 30 jours était de 0,4% dans le groupe placebo et 0,3% dans le groupe HBPM (p= 0,01 pour la non-infériorité). Le délai de survenue médian de la thrombose était de 19 jours (interquartile 6-23 jours).Une hémorragie majeure s’est produite chez 1,3% des patients du groupe placebo et 3,2% des patients du groupe HBPM (p=0,005). Le délai médian de survenue de l’hémorragie était de 7 jours après la chirurgie (interquartile 4-18 jours).
Discussion : Les auteurs concluent que chez des patients en FA traités par warfarine, nécessitant une interruption de traitement pour une procédure invasive, l’absence de relais n’est pas inférieure à la substitution par HBPM pour la prévention des complications thromboemboliques artérielles. De plus, l’absence de relais péri-opératoire diminue significativementle risque d’une hémorragie majeure. Ces résultats suggèrent que le risque thrombotique d’une suspension courte de traitement par AVK chez ces patients a peut-être été surestimé.
Points forts :
- Situation fréquemment rencontrée en péri-opératoire par les anesthésistes
- Grande qualité méthodologique de cet essai randomisé multicentrique en double aveugle, dans un domaine où de type d’essais fait défaut
- Ce travail attire notre attention sur l’augmentation importante du risque hémorragique lié au relais (multiplication par un facteur 2.5). Ceci confirme les résultats de l’étude observationnelle de pratiques courantes ORBIT-AF, publiée cette année[1]. Dans une cohorte de 2200 patients traités par anticoagulants oraux (majoritairement warfarine), chez qui était réalisée une interruption temporaire de traitement, un relais était réalisé chez 24% d’entre eux. Les accidents hémorragiques graves étaient 3,8 fois plus fréquents après relais alors que les accidents emboliques artériels avaient la même fréquence avec ou sans relais. Les accidents thrombotiques étaient 4 fois moins fréquents que les hémorragies majeures. Globalement, on relevait un doublement des décès à 30 jours après relais. Cette étude confirmait les résultats de la méta-analyse de 2012 réalisée par la même équipe que BRIDGE et ayant inclus 12 278 patients ayant une interruption de leur traitement par AVK pour une procédure invasive[2]. L’analyse montrait déjà que les patients ayant un relais avaient un risque accru de complications hémorragiques majeures sans réduction du risque thromboembolique comparativement aux patients n’ayant pas de relais.
- BRIDGE, en montrant que les relais majorent le risque hémorragique sans bénéfice sur les complications thrombotiques va nous conduire à restreindre encore les indications des relais péri-opératoires. L’absence de bénéfice thrombotique conduit à renoncer aux relais pré-opératoires, en premier lieu. Cependant, il faut noter que les complications hémorragiques graves surviennent en post-opératoire, dans un délai médian de 7 jours après la procédure. Ce point est d’importance, d’autant que les procédures étaient très majoritairement à faible risque hémorragique. BRIDGE souligne ainsi la nécessité de renoncer aux HBPM à dose curative en post-opératoire chez les patients pouvant reprendre les AVK dans les 24 heures suivant la procédure. En absence de voie entérale, cet essai suggère de ne pas introduire trop rapidement les héparines post-opératoires. Si le délai optimal d’introduction des HBPM curatives n’est pas discuté dans cet essai, les recommandations internationales l’ont peu à peu allongé, pour proposer l’introduction des HBPM aujourd’hui entre la 24ème et la 72ème heure après la chirurgie [3]. BRIDGE nous conforte dans ces choix.
Points faibles :
- Peu ou pas de patients ayant des chirurgies majeures, qui associent pourtant un risque thrombo-embolique artériel élevé et un risque hémorragique important (telles que la chirurgie carotidienne, la chirurgie carcinologique, la chirurgie cardiaque ou la neurochirurgie).
- 89% des actes invasifs étaient classés à faible risque hémorragique, et étaient majoritairement des procédures gastro-intestinales (44% de l’ensemble des actes).
- Peu de patients à très haut risque thromboembolique, puisque seuls 3% des patients inclus ont des score de CHADS2 à 5 ou 6.
- Ces résultats cadrent mal avec les pratiques françaises. Publiées en 2008 par l’HAS, les recommandations françaises préconisent, pour les patients traités dans le cadre d’une FA, une interruption du traitement par AVK sans relais sauf si le patient a des antécédents de complications artérielles (AVC ou autres) [4]. Cette catégorie ne représentait que moins de 20% des patients de la présente étude. Les 80% restant, en France, n’auraient déjà bénéficié d’aucun relais.
Conclusion :
L’étude BRIDGE souligne la nécessité de respecter les recommandations françaises de gestion péri-opératoire des AVK : chez les patients porteurs de FA, sans antécédents de thrombose artérielle, il est recommandé d’arrêter les AVK (dernière prise à J-5) sans relais pré-opératoire. En effet, les résultats de BRIDGE pointent la majoration du risque hémorragique associée sans bénéfice sur les complications thrombotiques. De plus, en post-opératoire, les HBPM à dose curative exposent à des complications hémorragiques majeures. Elles ne sont indiquées que chez les patients ne pouvant pas reprendre les AVK dans les 24-48 heures après la procédure.
Pour le sous-groupe de patient avec antécédents de thrombose artérielle (AVC, AIT, embolie systémique), l’étude BRIDGE manque de puissance mais soulève indéniablement des interrogations. Dans l’attente de travaux complémentaires, les recommandations de 2008 restent d’actualité pour ce sous-groupe : en cas d’interruption temporaire d’un traitement par AVK, relais héparinique en cas de FA associée à un antécédent de thrombose artérielle (AVC, embolie artérielle systémique).
Références :
1- Steinberg BA et al. Use and outcomes associated with bridging during anticoagulation interruptions in patients with atrial fibrillation. Findings from the outcome registry for better informed treatment of atrial fibrillation Circulation 2015;131:488–94.
2- Siegal D, Yudin J, Kaatz S, Douketis JD, Lim W, Spyropoulos AC: Periprocedural heparin bridging in patients receiving vitamin K antagonists: systematic review and meta-analysis of bleeding and thromboembolic rates. Circulation 2012, 126:1630-1639.
3- Douketis JD, Spyropoulos AC, Spencer FA, Mayr M, Jaffer AK, Eckman MH, Dunn AS, Kunz R; American College of Chest Physicians. Perioperative management of antithrombotic therapy: Antithrombotic Therapy and Prevention of Thrombosis, 9th ed: American College of Chest Physicians Evidence-Based Clinical Practice Guidelines. Chest. 2012 Feb;141(2 Suppl):e326S-50S.
4- Recommandations HAS 2008. Prise en charge des surdosages en antivitamines K, des situations à risque hémorragique et des accidents hémorragiques chez les patients traités par antivitamines K en ville et en milieu hospitalier.