Titre original de l’article : Bag-Mask Ventilation during Tracheal Intubation of Critically Ill Adults.
N Engl J Med 2019;380:811-21
Jonathan D. Casey, M.D., David R. Janz, M.D., Derek W. Russell, M.D., Derek J. Vonderhaar, M.D., Aaron M. Joffe, D.O., Kevin M. Dischert, M.D., Ryan M. Brown, M.D., Aline N. Zouk, M.D., Swati Gulati, M.B., B.S., Brent E. Heideman, M.D., Michael G. Lester, M.D., Alexandra H. Toporek, M.D., Itay Bentov, M.D., Ph.D., Wesley H. Self, M.D., Todd W. Rice, M.D., and Matthew W. Semler, M.D., for the PreVent Investigators and the Pragmatic Critical Care Research Group*
Article commenté par : Thomas GODET et Emmanuel FUTIER (CHU Clermont-Ferrand) pour le comité scientifique de la SFAR
Contexte
L’intubation trachéale des patients critiques en réanimation est un acte à très haut risque de complications, d’autant plus si celle-ci est difficile. Ainsi, l’étude française Frida-Réa conduite par l’équipe de Jaber et coll en 2013 a identifié un taux de complications de 51% en cas de difficulté d’intubation (36% en l’absence de difficulté d’intubation) 1. Les complications sévères observées incluaient notamment un risque d’hypoxémie profonde, d’état de choc, d’arrêt cardiaque et de décès. En cas de difficulté d’intubation, l’optimisation préalable de l’hémodynamique et des réserves en oxygène (pré-oxygénation) du patient sont indispensables 2. La littérature est assez riche en ce qui concerne les techniques de pré-oxygénation (BAVU, ventilation non-invasive (VNI) 3, oxygénothérapie nasale à haut débit (ONHD) 4, 5, voire VNI et ONHD 6). La technique à privilégier reste débattue et liée au type de patient (médical ou chirurgical) comme à l’expertise du praticien réalisant ce geste technique. Par contre, la réalisation d’une ventilation pendant l’apnée du patient, après l’induction anesthésique et avant la laryngoscopie, n’a jamais fait l’objet d’une étude de grande envergure.
Question clinique
L’objectif de cette étude de l’équipe de l’université de Vanderbilt (Nashville, Tennessee, USA) était de déterminer si, chez des patients de réanimation justifiant d’une intubation trachéale, la réalisation d’une ventilation au BAVU après l’induction anesthésique et avant la laryngoscopie permettait de prévenir la survenue d’une hypoxémie, sans augmenter le risque d’inhalation du contenu gastrique.
Le critère de jugement principal était la saturation pulsée en oxygène (SpO2) la plus basse observée entre l’induction et les 2 minutes suivant l’intubation trachéale.
Le seul critère de jugement secondaire défini a priori était l’incidence des hypoxémies sévères, définies par une SpO2 < 80%. D’autres critères ont été étudiés comme l’incidence des signes directs (visualisation) ou indirects (pneumonie, images radiologiques dans les 48 heures…) d’inhalation du contenu gastrique, la survenue d’un pneumothorax ou d’un pneumomédiastin dans les 24 heures, l’état hémodynamique du patient (PAS < 65 mmHg)...
Méthodologie
Étude multicentrique, randomisée, contrôlée, en groupes parallèles, en ouvert, conduite dans 7 services de réanimation (5 médicales, 1 traumatologique et 1 neurologique). Les inclusions ont eu lieu entre mars 2017 et mai 2018.
Critères d’inclusion :
Les patients éligibles étaient des adultes (> 18 ans), pour lesquels une intubation trachéale était décidée par le médecin investigateur, après une induction anesthésique (avec ou sans curare) et dont le premier opérateur réalisait régulièrement des intubations trachéales.
Critères d’exclusion :
Les critères de non-inclusion comportaient les femmes enceintes, les patients privés de leur liberté (prisonniers), les patients pour lesquels le médecin estimait que l’urgence à la réalisation de l’intubation était incompatible avec l’organisation de la procédure, et qui estimait nécessaire une approche spécifique de la ventilation entre l’induction et l’intubation.
Intervention :
Les patients étaient randomisés (ratio 1:1 avec permutation par blocs et stratification par site d’inclusion) pour bénéficier de l’une des 2 stratégies :
- Groupe « BAVU » : ventilation au masque facial après l’induction et jusqu’à la première laryngoscopie par un investigateur formé, en utilisant un débit d’oxygène d’au moins 15 l/min et une valve de PEEP de 5 ou 10 cmH2O. Une canule de Guédel était insérée et le masque était maintenu de façon hermétique avec une subluxation mandibulaire et une bascule arrière de la tête du patient. En cas de ventilation impossible, une violation de protocole était enregistrée.
- Groupe « absence de ventilation » : aucune ventilation n’était réalisée après l’induction sauf en cas d’échec de laryngoscopie, afin de traiter une hypoxémie (SpO2 < 90%), ou en cas de nécessité, à la discrétion de l’opérateur, pour la sécurité du patient. Une ventilation avant la première laryngoscopie, et en l’absence d’une désaturation (SpO2 < 90%) était enregistrée comme une violation du protocole.
L’utilisation de la VNI n’était pas autorisée entre l’induction et la laryngoscopie. Tous les autres aspects de la procédure étaient laissés à la discrétion de l’opérateur (médicaments d’induction, posologies, méthodes de pré-oxygénation y compris VNI…). Une oxygénation apnéique était autorisée entre l’induction et la laryngoscopie.
Le nombre de sujets nécessaires a été déterminé selon les hypothèses d’une déviation standard de 14% de la plus basse saturation et de moins de 5% de données manquantes. Pour une puissance de 90% et un risque alpha bilatéral de 5%, il était nécessaire d’inclure 350 patients pour détecter une différence de 5% sur la plus basse valeur de SpO2.
Principaux résultats
Parmi les 667 patients éligibles, 401 (60.1%) ont été inclus. Cent quatre vingt dix huit patients (99.5%) dans le groupe « BAVU » ont bien reçu le traitement, contre 5 patients dans le groupe « absence de ventilation » (2.5%).
En médiane, la valeur la plus basse de SpO2 entre l’induction et 2 minutes après l’intubation était significativement plus haute dans le groupe « BAVU » (96%, intervalle interquartile [IQR] 87-99) contre 93% [IQR 83-99] dans le groupe « absence de ventilation » (p=0.01).
Vingt et un patients (10.9%) du groupe « BAVU » ont présenté une désaturation profonde (SpO2 < 80%) contre 45 (22.8%) dans le groupe « absence de ventilation » (risque relatif [RR] 0.48 ; intervalle de confiance [IC] 95%, 0.30-0.70). Aucune différence n’a été observée en terme d’inhalation du contenu gastrique, que celle-ci soit objectivée par l’opérateur (2.5 vs 4%, p=0.41) ou suspectée par l’apparition d’anomalies radiologiques (16.4% vs 14.8%, p=0.73).
Discussion
Cette étude de grande envergure démontre le bénéfice d’une ventilation en pression positive au BAVU en termes de prévention des épisodes de désaturation sévère (SpO2 la plus basse plus élevée de 3,9% et pourcentage d’hypoxémie sévère réduit de 12%) par rapport à une absence de ventilation lors de la séquence d’induction avant intubation des patients de réanimation. Enfin, l’utilisation d’une ventilation en pression positive au BAVU ne semble pas augmenter le risque d’inhalation du contenu gastrique.
Points forts de cette étude :
- Première étude multicentrique randomisée contrôlée sur le sujet
- Grand nombre de patients
- Méthodologie robuste
- Analyse en intention de traiter
- Équipes reconnues
- Comité d’adjudication pour le critère de jugement principal
- Formation des opérateurs sur les principes de la ventilation au BAVU
Points faibles de cette étude :
- Absence de double aveugle (qui aurait bien entendu été impossible)
- Recrutement essentiellement de patients médicaux
- Absence de standardisation des médicaments utilisés pour l’induction anesthésique et de la technique d’intubation
- Violation de protocole chez 1 patient sur 5 dans le groupe « absence de ventilation »
- Apport d’oxygène entre l’induction et la laryngoscopie chez 99.5% des patients du groupe « BAVU » contre seulement 77.7% dans le groupe « pas de ventilation » (soit par un masque à haute concentration, soit par ONHD
- Possibilité pour l’investigateur de ne pas inclure le patient pour des raisons « subjectives »
- Mélange de patients intubés pour différentes raisons, en détresse respiratoire ou non
- Critères d’intubation difficile non superposables à ceux de l’étude Frida-Réa 1
- Absence d’information sur la ventilation post-intubation trachéale
- Absence de standardisation de la méthode de pré-oxygénation
L’une des principales limites de cette étude publiée dans le NEJM est cette absence de standardisation de la méthode de pré-oxygénation. La pré-oxygénation est indispensable et surtout le déterminant essentiel de la durée d’apnée sans désaturation. L’utilisation de la VNI, notamment, permet de limiter le risque d’hypoxémie lors de l’intubation en augmentant le volume pulmonaire de fin d’expiration 3, et est recommandée (grade 2+, accord fort) par les RFE de la SFAR sur l’intubation et extubation du patient de réanimation 2.
L’hétérogénéité des modalités de pré-oxygénation dans cette étude (voire l’absence de toute pré-oxygénation pour 10 patients tout de même !), comme les critères prédictifs d’une intubation difficile retenus, rendent les résultats de ce travail difficilement transposables à nos pratiques. Le manuscrit n’apporte d’ailleurs aucune information d’une quelconque personnalisation de la pré-oxygénation ou de l’induction en fonction de ces critères, ce qui est probablement très critiquable et rend son extrapolation limitée.
La formation et l’expérience de l’opérateur réalisant l’intubation trachéale doivent aussi être pris en compte, et sont accessibles dans le supplément de l’article. Leurs expériences étaient comparables avec 55 [34-100] intubation préalables dans le groupe « BAVU » contre 51 [32-100] dans le groupe « absence de ventilation ». Les formations des opérateurs ne différaient pas non plus avec essentiellement des réanimateurs médicaux (159 (80.7%) vs 156 (77.2%)), des anesthésistes (30 (15.2%) vs 30 (14.9%)) et d’autres spécialités -non précisées- (8 (4.1%) vs 16 (7.9%)). De plus, aucune information concernant l’intervention d’équipes délocalisées, spécialisées dans l’intubation comme c’est souvent le cas aux USA n’est fournie.
Le critère principal de jugement, SpO2 la plus basse en cours de procédure, est un critère classiquement utilisé dans ce type d’étude. Cependant, bien que statistiquement significative, il est légitime de s’interroger sur la pertinence clinique réelle d’une différence de 4%. Il aurait, bien évidemment, était plus pertinent de s’intéresser aux complications graves potentiellement évitables. À cet effet, nous restons donc quelque peu sur notre faim.
Enfin, comme souvent dans les articles publiés dans le NEJM, beaucoup d’informations importantes peuvent être retrouvées dans le supplément l’accompagnant. Bonne lecture !
Conclusion
Alors, « BAVU or not BAVU » ? Nous vous laissons en juger. Il est toutefois essentiel de garder à l’esprit que la pré-oxygénation du patient est une étape essentielle avant intubation, en réanimation 7 comme au bloc opératoire 8, et que la recherche préalable de facteurs de risque d’intubation difficile doit rester un prérequis, particulièrement dans les situations à risques élevés de complications graves. Les RFE ont été récemment mises à jour : appliquons-les.
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