André Lienhart [1], Charles-Hervé Vacheron [2]
[1] Médiateur médical, hôpital Saint-Antoine, Paris
[2] Centre Hospitalier Lyon Sud, Hospices Civiles de Lyon, Service d’Anesthésie Réanimation
charles-herve.vacheron@chu-lyon.fr
Saisi le 3 mai 2022 d’une requête visant à annuler l’ordonnance d’un tribunal administratif, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté la demande le 20 mai [i], dans des termes très proches de ceux utilisés le 16 août 2002 [ii]. L’intérêt de la décision ne réside donc pas dans sa nouveauté, mais dans le constat que 20 années d’évolution des lois n’ont pas modifié la constance du raisonnement juridique. Celui-ci ne donne pas de solution a priori au conflit entre deux valeurs : le respect de la vie et le respect de la volonté d’une personne. Mais il montre que le choix qui a été fait par le médecin peut être justifié a posteriori, non pas avec des arguments philosophiques ou juridiques, mais avec des éléments médicaux convenablement présentés.
[i] Conseil d’État. Décision n° 463713. Ordonnance du Juge des Référés du 20 mai 2022
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000045830611
[ii] Conseil d’État. Décision n° 249552. Ordonnance du Juge des Référés du 16 août 2002
https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2002-08-16/249552
Les faits
Un homme âgé de 47 ans est victime d’un polytraumatisme sévère dû à un accident de la voie publique le 19 avril 2022. Admis à l’hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne de Toulon en état de choc hémorragique, il doit être intubé, ventilé, transfusé, opéré, d’abord succinctement puis à de nombreuses reprises, souvent hémorragiques. Il était porteur d’un document signé dans lequel il indiquait refuser toute transfusion sanguine, « même si le personnel soignant estime qu’une telle transfusion s’impose pour me sauver la vie », et désignait son frère comme personne de confiance. Celui-ci a rappelé ce refus au motif que le patient était Témoin de Jéhovah et la famille a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulon pour « atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales », avec demande que soit enjoint aux médecins de cet hôpital de ne procéder à aucune transfusion sanguine. Le tribunal a rejeté la demande après avoir considéré : « Le droit pour le patient majeur de donner, lorsqu’il se trouve en état de l’exprimer, son consentement à un traitement médical revêt le caractère d’une liberté fondamentale. Toutefois les médecins ne portent pas à cette liberté fondamentale, telle qu’elle est protégée par les dispositions de l’article 16-3 du code civil et par celles de l’article L. 1111-4 du code de la santé publique, une atteinte grave et manifestement illégale lorsqu’après avoir tout mis en œuvre pour convaincre un patient d’accepter les soins indispensables, ils accomplissent, dans le but de tenter de le sauver, un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état. Le recours, dans de telles conditions, à un acte de cette nature n’est pas non plus manifestement incompatible avec les exigences qui découlent de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et notamment ses articles 3, 8, 14 et 9. ». Devant ce rejet, la famille a saisi le Conseil d’État. Pour ce type de procédure, il ne s’agit pas de l’intégralité d’une chambre, mais du juge des référés, statuant seul en urgence sur le cas particulier.
La motivation de la décision du Conseil d’État
« Le droit pour le patient majeur de donner son consentement à un traitement médical revêt le caractère d’une liberté fondamentale. En ne s’écartant des instructions médicales écrites dont M. C… était porteur lors de son accident que par des actes indispensables à sa survie et proportionnés à son état, alors qu’il était hors d’état d’exprimer sa volonté, les médecins de l’hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne n’ont pas porté atteinte à ce droit, non plus qu’aux autres libertés fondamentales garanties par les stipulations internationales invoquées, d’atteinte manifestement illégale. »
Un bref rappel de décisions de justice
Née aux États-Unis, l’association des Témoins de Jéhovah a pu y puiser une tradition d’actions en justice. Toutefois rarement couronnées de succès en France. Avant 2002, ce sont des indemnisations du préjudice moral causé par la transfusion qui ont été demandées, et refusées [i]. Non sans que le Conseil d’État ait pointé du doigt l’erreur de droit qui consiste à « faire prévaloir de façon générale l’obligation pour le médecin de sauver la vie sur celle de respecter la volonté du malade » [ii]. Après mars 2002, dans les mois qui ont suivi la promulgation de la loi n° 2002-303 faisant du respect de la volonté de la personne une obligation légale, ce sont des procédures en « référé-liberté » qui ont été engagées, pour atteinte à la liberté fondamentale nouvellement créée [iii].
Une affaire a été fortement médiatisée : transférée d’une clinique vers le centre hospitalier de Valenciennes en raison d’un saignement sévère faisant suite à un accouchement, une jeune mère a été transfusée malgré son refus en tant que Témoin de Jéhovah. La procédure a été engagée un vendredi et, comme l’exige le code de justice administrative, la décision a été rendue dans les deux jours [iv]. L’audience a eu lieu le 25 août 2002, un dimanche : l’hôpital n’était ni présent ni représenté et n’avait pas fait parvenir ses arguments quant à l’existence d’un risque vital. La conséquence fut logique. Le tribunal administratif de Lille a ordonné de ne pas transfuser contre son gré la patiente, conformément à la récente loi. Il n’a pas été fait d’exception au titre d’une urgence vitale puisque le juge ne disposait d’aucun argument en ce sens : il n’a pu que signaler cette carence. Lorsque, interrogé par les médias, l’hôpital a fait connaître son point de vue, il était juridiquement trop tard. Un recours au Conseil d’État a été annoncé, mais n’a pas été possible. En effet, la patiente était sortie peu après de l’hôpital, en bonne santé, ce qui fait que la condition d’urgence qu’impose cette procédure de référé n’était plus remplie. Pendant ce temps, les propos les plus divers ont été tenus dans les médias, presse écrite, radio, télévision, sans relever que le problème venait de ce que l’hôpital avait négligé un courrier administratif, une fin de semaine du mois d’août.
Une affaire, non médiatisée, avait opposé peu de temps auparavant une jeune femme Témoin de Jéhovah au CHU de Saint-Étienne, où elle avait été transfusée à la suite d’un traumatisme et d’une intervention chirurgicale hémorragique. Le tribunal administratif de Lyon a ordonné à cet hôpital de ne pas transfuser la jeune femme si elle le refusait. Mais, l’hôpital ayant précisé la gravité de la situation, cette injonction a été assortie d’une exception au cas où la vie de la patiente serait en danger. L’affaire a été portée devant le juge des référés du Conseil d’État qui a confirmé la décision, en apportant la précision suivante : « Avant de recourir, le cas échéant, à une transfusion dans les conditions indiquées… [situation extrême mettant en jeu un pronostic vital], il incombe aux médecins […] d’une part d’avoir tout mis en œuvre pour convaincre la patiente d’accepter les soins indispensables, d’autre part de s’assurer qu’un tel acte soit proportionné et indispensable à la survie de l’intéressée ». La décision, publique, a été prononcée le 16 août 2002. Ainsi, contrairement à ce qu’ont annoncé les médias à l’occasion de la décision du tribunal administratif de Lille du 25 août, non seulement celle-ci ne constituait pas une jurisprudence (elle n’émanait pas du Conseil d’État), mais il existait déjà une décision du Conseil d’État, en date du 16 août, et celle-ci n’ordonnait pas de laisser mourir une jeune femme pour des raisons prétendument légales.
Depuis, les décisions de justice n’ont pas changé, mais plusieurs lois ont insisté sur le respect de la volonté des personnes, notamment en 2005 [v], puis en 2016 [vi], d’où l’intérêt d’une actualisation.
Les points à souligner
Le premier, s’agissant d’un argumentaire juridique, est que l’hôpital Sainte-Anne a présenté ses arguments : le médecin chef du service d’anesthésie-réanimation a pu exposer lui-même au juge, la gravité de la situation, l’importance des précautions prises pour prendre en compte la volonté du patient dans toute la mesure du possible, l’impossibilité de recueillir son consentement alors qu’il était sédaté, intubé puis trachéotomisé, la nature collégiale des décisions. Cette présence est ce qui avait fait défaut dans l’affaire qui avait agité les médias en août 2002. Il ne suffit donc pas de bien faire : encore faut-il que l’hôpital vienne l’argumenter, dans le respect des procédures judiciaires.
Le second est qu’il a pu être montré que la volonté du patient avait été prise en compte, comme en témoignaient les traitements mis en œuvre, dont l’EPO, l’acide tranexamique, la restriction des transfusions au strict minimum. Alors que le respect des recommandations officielles aurait conduit à des transfusions plus abondantes.
Le troisième est qu’il n’y avait pas d’autre moyen de permettre la survie du patient, et que celle-ci avait à l’évidence du sens. La situation aurait été différente s’il s’était agi d’un patient atteint de lésions neurologiques irréversibles ou en phase avancée d’un cancer, la fin de vie étant le motif principal des évolutions législatives de 2005 et 2016. Toutefois, le fait que le refus du traitement mette en jeu le pronostic vital ne peut justifier la position du médecin : c’est l’impossibilité de vérifier que le patient n’a pas changé d’avis à l’approche de la mort.
On note incidemment que la personne de confiance ne se substitue pas à la personne hors d’état d’exprimer sa volonté : Elle apporte le témoignage de ce que celle-ci aurait exprimé si elle avait été en capacité de le faire et doit être consultée à cette fin.
Une décision postérieure, non contradictoire
Un arrêt de la Cour administrative d’appel (CAA) de Bordeaux du 20 octobre 2022, confirme le principe qui vient d’être évoqué, en condamnant un hôpital à verser 4 000 € à une patiente en réparation d’un préjudice moral d’origine fautive [vii] :
« Il résulte de l’instruction que postérieurement à l’intervention chirurgicale, les médecins ont insisté à plusieurs reprises pour tenter de convaincre Mme B…, qui était parfaitement consciente, de la nécessité d’une nouvelle transfusion en raison du risque vital qu’elle encourait du fait de l’anémie sévère qu’elle présentait, et que la patiente a réitéré à plusieurs reprises son refus de ce traitement, malgré les explications des médecins et l’échec du traitement alternatif à base de fer et d’érythropoïétine et la dégradation de son état. Au regard de cette réitération telle que prévue par les dispositions précitées de l’article L. 1111-4 du code de santé publique relatives au respect de la volonté du patient, le fait d’avoir réalisé une transfusion contre son gré, de surcroît en procédant préalablement à une sédation pour l’empêcher de s’y opposer, constitue un manquement à ces dispositions. Dans ces circonstances, et sans qu’il soit besoin de rechercher si cette intervention était justifiée par une urgence vitale, cette troisième transfusion est de nature à engager la responsabilité du CHU de Bordeaux. »
Conclusion
Comme le rappelle ce jugement, la décision de Conseil d’État n’est pas un blanc-seing pour contourner un refus de soin. Elle réaffirme au contraire le caractère fondamental de la liberté d’accepter ou de refuser un soin. Quel que soit le soin, quel que soit le motif du refus.
Face à l’urgence vitale d’un patient inconscient, il n’existe donc pas de solution toute faite pour résoudre a priori le dilemme. Un choix est à faire, qui doit pouvoir être justifié a posteriori. Ce qui a été le cas dans cette affaire à Toulon, où le soutien des pairs a été précieux. Les propos tenus en 1998 par Mireille Heers, comme commissaire du gouvernement (ancienne désignation du rapporteur public), restent ainsi toujours d’actualité [viii] :
« Il serait déraisonnable de dicter au médecin une conduite systématique et nous croyons préférable d’admettre qu’il a un droit à résoudre en conscience le conflit de devoirs qui se présente à lui. Nous voyons mal qu’on lui impute une faute à avoir opté dans tel ou tel sens sauf à nier l’essence de l’activité médicale ».
Veillons à ne pas la nier nous-mêmes, à assumer nos choix et à faire en sorte que les dossiers portent la trace de leur justification.
Références
[i] Lienhart A. Refus de soins et urgence vitale : un conflit entre la finalité de l’exercice médical et l’obligation de respecter la volonté de la personne. Ann Fr Anesth Réanim 2000; 19: fi42-4
[ii] Conseil d’État. Décision n° 198546 – Séance du 12 octobre 2001, lecture du 26 octobre 2001
[iii] Lienhart A. La transfusion sans consentement en cas d’urgence vitale : données récentes. Ann Fr Anesth Réanim 2002; 21: fi148-50
https://urgences-serveur.fr/IMG/pdf/Transfusion_sans_consentement.pdf
[iv] Code de justice administrative. Article L.521-2
https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006449327/2021-10-13
[v] Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000446240
[vi] Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000031970253
[vii] Cour administrative d’appel de Bordeaux. Lecture du 20 octobre 2022. N° 20BX03081
https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CAA/decision/2022-10-20/20BX03081
[viii] Heers M. Responsabilité médicale et transfusion sanguine contre la volonté du patient. RFD adm 1998; 14: 1231-40