Santa Cruz Mercado LA, Liu R, Bharadwaj KM, Johnson JJ, Gutierrez R, Das P, et al. JAMA Surg. 2023 Jun 14:e232009. 

Commentée par Christophe Aveline pour le Comité Scientifique de la SFAR

Mise en contexte de la question abordée par les auteurs La prévention de la douleur postopératoire (DPO) et de l’hyperalgésie induite par les opiacés (HIO) demeurent des sujets d’actualité. La tolérance est un phénomène de désensibilisation des voies de signalisation aux opioïdes nécessitant une augmentation des doses pour maintenir l’analgésie. L’hyperalgésie, définie comme une douleur accrue à un stimulus douloureux, se distribue sur l’incision (primaire) et à distance (secondaire). Hyperalgésie et allodynie coexistent fréquemment (1, 2). Les mécanismes de l’hyperalgésie, incomplètement identifiés, font intervenir des phénomènes de plasticité du système nerveux périphérique et central au travers de différents mécanismes de signalisation comme le système glutaminergique, les dynorphines spinales, la facilitation descendante, l’activation du tissu glial, des mécanismes génétiques, la diminution de la recapture des neurotransmetteurs au sein des afférences primaires, la sensibilisation du ganglion rachidien et des interneurones spinaux aux nocicepteurs (3). La chronicisation douloureuse après chirurgie partage des éléments communs à l’HIO. L’ensemble constitue un contexte d’altération de la réponse adaptative démasquant l’activation soutenue des systèmes pronociceptifs périphériques et centraux (1, 3, 4).

Niveaux de preuve dans le contexte avant les résultats de cette étude : Dans un modèle animal, l’administration de fentanyl avant incision plantaire majore l’hyperalgésie produite par le traumatisme ainsi que la production de cytokines au sein du tissu neuronal et du tissu glial (5). En pratique, les conséquences sur la DPO, la consommation d’antalgique et l’HIO ont été essentiellement identifiés avec le rémifentanil sans, toutefois, pourvoir définir une valeur seuil de débit, dose ou concentration au site effet (6). Une méta-analyse a retrouvé un lien entre la DPO et le rémifentanil [différence moyenne -0,23 IC95% -0,42/-0,04] avec une relevance clinique jugée faible et sans impact sur la consommation d’antalgique (7). Par rapport à une faible dose, l’utilisation d’une dose d’opiacé élevée (ratio 1/1,5 à 1/15) majore la DPO à H2 et H24, la consommation d’opiacé à H2 ainsi que l’hyperalgésie cicatricielle (7). Cependant, l’hétérogénéité et les imprécisions méthodologiques des études incluses réduisent le niveau de preuve qui apparaît très faible. Une autre analyse n’a pas identifié de différences (haut niveau de preuve) sur les scores de DPO et la consommation d’antalgique à H12 et H24 avec et sans opiacés (8), ce dernier bénéficiant cependant d’une réduction de 23% du risque de nausées/vomissements (NVPO). Si l’absence d’opiacé est associée à une réduction de la DPO à H2 (-0,57 [IC95% -1,04/-0,1 ; I2 81%) l’hétérogénéité et le seuil inférieur au valeur minimal retenu (MCID : -1 point d’ENS, 20% de moins en équivalent morphine [9]) réduit la relevance clinique. Les données sur l’HIO des opiacés autres que le rémifentanil sont plus contrastées à de très faibles niveaux d’évidence (7, 8). Le fentanyl majore l’hyperalgésie cicatricielle dans une étude mais la pertinence clinique est jugée faible (8). Une approche utilisant les opiacés en peropératoire au sein d’une stratégie multimodale est actuellement proposée (10). Les auteurs de l’étude proposée dans cette revue ont exploré le lien entre l’utilisation d’opiacé en peropératoire et l’incidence de DPO immédiate et à distance à partir d’une base de données en chirurgie non cardiovasculaire.

Forces de l’étude : Les résultats de cette étude rétrospective portent sur un collectif important et ont été analysés avec une méthodologie rigoureuse associant analyse multivariée, pondération et analyse contrefactuelle. L’utilisation de fentanyl ou d’hydromorphone en peropératoire de chirurgies non cardiovasculaires est associée à une réduction des ENS maximales en SSPI, au recours aux opiacés en SSPI et au cours du séjour hospitalier ainsi qu’à une réduction des nouvelles prescriptions d’opiacé à M3 avec le fentanyl. Cette situation en apparence contradictoire avec les modèles d’HIO (5) est en accord avec les analyses systématiques récentes (7, 8). Les résultats de l’étude sont modifiés de manières mineures après analyse de sensibilité tenant compte des comorbidités et des chirurgies mais sans changement dans leurs effets, directions et interprétations. Cette étude, par ses caractéristiques pragmatiques, met en relief la validité d’une utilisation raisonnée d’opiacé au sein d’une stratégie multimodale. Malgré son caractère rétrospectif, la qualité méthodologique et la précision statistique apportent une interprétation clinique relevante des données granulaires équilibrées après réduction des biais d’estimation de traitement. Les résultats ont été affinés par régression logistique et ajustés sur des variables d’ajustement postopératoires pour réduire les facteurs de confusion potentiels et améliorer la précision du modèle. La simulation contrefactuelle post hoc a permis de contextualiser l’ampleur des effets de doses incrémentielles de fentanyl et d’hydromorphone pour renforcer la fiabilité et l’impartialité des résultats. L’hydromorphone présente des caractéristiques cliniques en décalage avec celles issues du fentanyl et présente des effets secondaires (dépressions ventilatoires et NVPO) en défaveur de son utilisation malgré un bénéfice authentifié sur le critère principal.

Limites de l’étude : L’étude proposée doit être interprétée comme une étude de prévalence de pratique périopératoire dans un contexte de crise induite par le recours aux opiacés et l’utilisation non contrôlée d’opiacés oraux (11). L’impact clinique sur les scores de DPO (-0,22 [IC95% -0,38/-0,01] et sur l’épargne en opiacé en SSPI (-15,4% [IC95% -30%/-1%]) est faible, les intervalles de confiances pour une limite de 2DS chevauchant les valeurs de MCID (9). L’exclusion des patients ayant bénéficié d’une anesthésie locorégionale (ALR) ne permet pas d’identifier un facteur majeur d’interaction. A titre d’exemple, par rapport à un placébo, un bloc du plan du muscle serratus antérieur au cours de mastectomie réduit les consommations respectives de rémifentanil peropératoire et de sufentanil en PCAIV de 25% et 24% (12). L’analyse PKPD tenant compte des critères morphologiques des patients est issue d’une simulation calculée après la fenêtre d’exposition. Les concentrations médianes calculées au site effet du fentanyl et de l’hydromorphone (respectivement 0,5ng/ml [IQR 0,35-0,68] et 0,5ng/ml [IQR 0-0,96]) sont inférieures à celles utilisées dans des modèles AIVOC. On note aussi une baisse progressive entre 2016 et 2020 de plus de 20% de la cible calculée du fentanyl évoquant une modification implicite des pratiques. Parmi les interventions retenues, la majorité sont des chirurgies modérément douloureuses. Les AINS, dont les effets analgésiques périphériques et centraux sont majeurs, ont été peu utilisés. Malgré leur prise en compte dans l’ajustement des modèles, aucune information n’est disponible sur les posologies et modalités d’administration des adjuvants systémiques comme la kétamine, la lidocaïne ou la dexmédétomidine. Enfin, l’utilisation du fentanyl ne correspond pas aux pratiques françaises. Le sufentanil et le rémifentanil, principaux opiacés utilisés, possèdent des caractéristiques PKPD différentes du fentanyl et de l’hydromorphone (13).

Conclusion de l’étude : Cette étude s’associe aux données récentes (7, 8) pour repositionner la décision d’utilisation d’un opiacé en péropératoire au sein d’une approche raisonnée et multimodale. L’impact sur la chronicisation douloureuse d’une stratégie excluant délibérément les opiacés demeure incertain même en présence de chirurgie à risque élevé de sensibilisation (4, 14). Dans cette perspective, leur exclusion expose à un risque potentiel de majoration des douleurs postopératoires sans réduction des effets secondaires.

Implications potentielles de ces nouvelles connaissances à la vue des données préexistantes.

Sur la pratique de l’expert Les données méta-analytiques récentes et celles issues de cette étude rétrospective rigoureuse incitent à proposer une attitude privilégiant la réduction des opiacés sans leur exclusion délibérée lors d’une AG avec monitorage, analgésie multimodale et ALR au sein de procédures de réhabilitation définies.

Sur la recherche future dans cette aire médicale. Malgré les données physiologiques animales sur l’HIO (5), il est possible de repositionner les mesures optimales sur des études prospectives utilisant des critères ERAS en privilégiant les MCID. Les interprétations d’une administration raisonnée au site effet et monitorée devront tenir compte de la complexité des interventions, du terrain (SAOS, obésité morbides, …), du devenir postopératoire et des paramètres PKPD.

 

Pour compléter votre lecture :

1)     Angst MS. Intraoperative Use of Remifentanil for TIVA: Postoperative Pain, Acute Tolerance, and Opioid-Induced Hyperalgesia. J Cardiothorac Vasc Anesth 2015; 29 Suppl 1:S16-22.

Quelques études en cours sur hyperalgésie postopératoire :

 

Lien vers RFE/RPC de la SFAR sur le sujet :

Réactualisation de la recommandation sur la douleur postopératoire. https://sfar.org/wp-content/uploads/2016/09/RFE-ANREA-Reactualisation-de-la-recommandation-sur-la-douleur-postoperatoire.pdf.

 

Mots clefsOpiacé périopératoire – Analgésie postopératoire – Douleur chronique
Nombre de centres Pays de realisationUSA – Monocentrique – inclusion : avril 2016 à mars 2020
Methodologie
  • Medicament: fentanyl – hydromorphone
  • Database issue du Massachusetts General Hospital : patients adultes opérés de chirurgie non cardiovasculaire sous anesthésie générale (AG)
  • Etude retrospective de cohorte
  • Variables d’exposition définies à priori
  • Pondération des résultats selon les données : démographiques, médicales, peropératoires, expérience du MAR/IADE, opiacé préop, fragilité préop, dépendance préop, chirurgie ambulatoire ou conventionnelle, laparotomie/coelioscopie, urgence, analgésie per et postopératoire.
Nombre de patientso   Nombre de patients inclus : 61 249

o   Nombre de patients analysés : 58 892 (ENS) et 59 943 (opiacé)

Critère de jugement principalScore de douleur maximal (ENS) et dose d’opiacée reçue (équivalent morphine) au cours du séjour en SSPI
Principaux critères secondaires o   Douleur non contrôlée en SSPI

o   Douleur à H24, à 3 mois (M3), à un an (A1)

o   Opiacé à H24, durant l’hospitalisation, à J30, à J90 et à J180

o   Effets-secondaires

o   Durée de séjour en SSPI et à l’hôpital

o   Réadmission et décès à J30

Intervention à l’étudeConcentrations moyennes au site effet peropératoire (fentanyl et hydromorphone) calculées à l’aide de modèles pharmacocinétiques/pharmacodynamiques validés et paramétrés selon les données démographiques et les doses d’opiacés administrées.
Groupe contrôleNA
Populations de l’étudeCritères d’inclusion :

  • Patients adultes opérés de chirurgie non cardiovasculaire sous AG avec ventilation contrôlée en peropératoire passant en SSPI

Critères de non-inclusion :

o   Opiacé peropératoire autre que fentanyl et hydromorphone

o   Endoscopie digestive/bronchique

o   Césarienne

o   ALR associée

o   Recours à une PCAIV

o   Passage en réanimation

Mesures associées dans les deux groupes ayant un impact potentiel sur le critère principalNA
Calcul d’effectif

Statistique

o   Score de propension estimant l’effet causal de plusieurs expositions continues simultanées. Cette méthode de pondération permet de réduire la corrélation absolue maximale et moyenne entre l’exposition et les facteurs de confusion (15).

o   73 variables (patients/chirurgie/MAR/IADE) incluses dans le modèle multivarié pondérée (score de propension) + 23 variables peropératoires

o   Modèles de risques proportionnels de Cox (séjour, hospitalisation) avec ajustement

o   Régression logistique sur données binaires (douleur chronique, opiacé après hospitalisation, complications) avec ajustements multiples

o   Analyse de sensibilité : IMC >30 – comorbidités et complexité chirurgicale

o   Implémentation du modèle par simulation contrefactuelle permettant d’interroger le modèle ajusté par score de propension pour déterminer si une modification ponctuelle (administration de fentanyl 100µg ou d’hydromorphone 500µg) modifie la décision du modèle.

Résultats population globalesAge 55±15 ans, 54% de femmes, 70% de sujets ASA 1/2, 48% de chirurgie ambulatoire, orthopédie + chirurgie générale + urologique 54%, mortalité à J30 0,42%, réadmission à J30 7%, morbidité 19%. En peropératoire : N2O 70%, propofol 97%, sévoflurane 88%, curarisation 33%, antiémétique 13%, lidocaïne IV 81%, kétamine 5%, esmolol 12%, AINS 25%. NVPO : 2,7%, complications respiratoires 1,5%. Réduction d’environ 25% entre 2016 et 2020 des doses de fentanyl.
Résultat – critère principalRéduction du score maximal ENS en SSPI avec fentanyl (OR 0,82 [IC95% 0,80-0,83]) et hydromorphone (OR 0,94 [IC95% 0,92-0,96])

Réduction significative en équivalent morphine avec le fentanyl (OR 0,94 [IC95% 0,91-0,96] et hydromorphone (OR 0,81 [IC95% 0,78-0,84] )

Résultat – critères Secondaires Fentanyl : réduction opiacé H24 et intra-hospitalier, durée de séjour, fréquence de douleur mal contrôlée et de douleur à M3, consommation d’opiacé à J30, M3 et M6.

Hydromorphone : réduction opiacé H24 et intra-hospitalier, douleur chronique à M12. Augmentation de la durée de séjour, consommation d’opiacé à J30, M3 et M6, NVPO et dépression respiratoire en SSPI.

Simulation contrefactuelle :

Fentanyl : une augmentation de 100 µg correspondrait à une réduction de l’ENS maximal en SSPI (-0,49 [IC 95% -0,53/-0,44]) et de 13%, 46% et 39% durant le séjour hospitalier. Diminution de 12% de prescription d’opiacé à J30, -13% à M3 et -12% à M6.  Réduction du risque de réadmission à J30 (-10/1000 cas [-14/-7])

Hydromorphone : une augmentation de 500 µg correspondrait à une réduction de l’ENS maximal en SSPI de 0,08 [IC95% -0,11/-0,06, -14%] en équivalent morphine en SSPI, de 18% à H24 et d’une augmentation de 8,2% en intra-hospitalier. Augmentation de 4% d’opiacés à J30, 5% à M3 et 4% à M6. Majoration du risque de dépression respiratoire en SSPI