Guihard B et al. JAMA. 2019 Dec 17;322(23):2303-2312. doi: 10.1001/jama.2019.18254

Article commenté par : Pr Pierre Pasquier (Hôpital d’instruction des armées Percy, Clamart), pour le comité ACUTE de la SFAR

CURASMUR – Comparaison de la succinylcholine et du rocuronium utilisés pour l’intubation en situation d’urgence pré-hospitalière

 

Ce que nous savons déjà sur le sujet :

L’intubation en séquence rapide (ISR) est la technique de référence pour l’intubation en urgence des patients en milieu préhospitalier. L’ISR comprend l’utilisation d’un agent hypnotique de court délai d’action et le moins dépresseur possible au plan hémodynamique, suivie de l’injection d’un curare de délai et de durée d’action courts pour améliorer les conditions d’intubation et donc en augmenter le taux de réussite à la première tentative.

Traditionnellement, la succinylcholine a été le curare préféré pour l’ISR, en raison de son délai d’action court (45 à 60 secondes) et de sa durée d’action limitée (6 à 8 minutes environ) [1]. Cependant, des études récentes ont montré que le rocuronium pouvait également être un curare efficace pour l’ISR, procurant d’excellentes conditions de laryngoscopie [2]. Lorsqu’il est utilisé à une dose de 1,2 mg/kg, le rocuronium a un délai d’action court et similaire à celui de la succinylcholine, d’environ 1 minute. De plus, la succinylcholine possède plusieurs contre-indications (hypersensibilité, antécédent d’hyperthermie maligne, maladies neuromusculaires, hyperkaliémie ou situations exposant à une fuite potassique majeure, déficit en pseudocholinestérases) potentiellement présentes chez un patient nécessitant une ISR, tandis que le rocuronium en est dépourvu (hormis l’hypersensibilité).

Néanmoins, et notamment à cette posologie de 1,2 mg.kg-1, le rocuronium exerce une curarisation beaucoup plus longue (30 à 60 minutes) et prolonge d’autant le délai de reprise de la ventilation spontanée si l’intubation s’avère impossible. Le choix du curare à privilégier pour l’ISR reste donc une question encore débattue, sans données issues d’études de niveau de preuve suffisant pour recommander l’utilisation de la succinylcholine ou celle du rocuronium dans l’ISR[3].

 

Les méthodes de l’étude :

L’essai CURASMUR a impliqué 17 services mobiles d’urgence et de réanimation (SMUR) français, de janvier 2014 à août 2016, dans une étude prospective contrôlée randomisée, comparant l’utilisation du rocuronium à celle de la succinylcholine dans l’ISR, en milieu préhospitalier [4]. L’étude et son plan expérimental étaient fondés sur l’hypothèse selon laquelle le rocuronium n’était pas inférieur à la succinylcholine pour faciliter l’intubation trachéale réalisée selon un protocole d’ISR en situation pré-hospitalière.

L’ISR était débutée après préoxygénation, en simple aveugle, avec l’injection IV de l’un des deux agents hypnotiques recommandés (étomidate 0,3 mg/kg ou kétamine 2 mg/kg), immédiatement suivie de l’injection intraveineuse directe du curare : soit succinylcholine (1 mg/kg), soit rocuronium (1,2 mg/kg). Des lames de laryngoscope métalliques de type Macintosh, taille 3 ou 4, étaient utilisées, sans recours systématique au mandrin semi-rigide. Dans le groupe rocuronium, l’antagonisation par sugammadex était possible en cas d’échec d’intubation avec ventilation au masque impossible.

 

Le critère de jugement principal était le taux de succès d’intubation trachéale à la première tentative selon le clinicien en charge du patient et confirmé par une courbe de capnographie stable sur 3 cycles. Pour ce critère, la marge de non-infériorité était fixée à 7%. Démontrer la non-infériorité revenait à s’assurer que le rocuronium n’avait pas une efficacité trop inférieure à la succinylcholine. Ici, il était donc attendu que la différence de taux de succès d’intubation trachéale entre les deux groupes, serait inférieure à 7%. L’hypothèse alternative (H0) étant que la succinylcholine serait supérieure au rocuronium dans cette situation. La formulation unilatérale (plutôt que bilatérale) du test de non-infériorité est assortie d’un intervalle de confiance de la différence à 97,5% (plutôt que 95% dans la formulation bilatérale des tests de supériorité).

 

Les critères de jugement secondaires étaient :

  • la difficulté d’exposition glottique en laryngoscopie, évaluée par le stade de Cormack-Lehane (1 à 4)
  • les difficultés globales d’intubation évaluées par l’échelle Intubation Difficulty Scale (score de 0 à infini; une intubation difficile étant définie par un score > 5)
  • les conditions d’intubation, évaluées par le score de Copenhague (conditions : mauvaises, bonnes ou excellentes)
  • la proportion de patients ayant nécessité le recours à des techniques alternatives (mandrin long béquillé, masque laryngé pour intubation, ou cricothyroïdotomie)
  • les complications associées dans les 15 minutes suivant l’intubation :
    • arrêt cardiaque
    • hypotension artérielle définie par une pression artérielle systolique ≤ 90 mmHg
    • désaturation définie par une saturation pulsée en oxygène < 90%
    • inhalation
    • tachycardie ou fibrillation ventriculaire
    • réaction allergique

Les critères d’inclusion étaient :  patients âgés d’au moins 18 ans, nécessitant une intubation trachéale en urgence, en milieu préhospitalier, quelle que soit l’indication de l’intubation trachéale (traumatisme, détresse respiratoire, coma, intoxication, état de choc).

Les critères d’exclusion étaient : l’arrêt cardiaque, l’âge de moins de 18 ans, la grossesse, les contre-indications au rocuronium, les contre-indications à la succinylcholine, les contre-indications au sugammadex, les patients sous tutelle.

 

Les résultats principaux de l’étude :

1226 patients adultes, avec une moyenne d’âge de 56 ans, 736 hommes et 490 femmes, ayant nécessité une ISR pour intubation trachéale en milieu préhospitalier ont été inclus, randomisés et analysés en per-protocol : 610 dans le groupe rocuronium et 616 dans le groupe succinylcholine.

Les causes d’intubations étaient un coma de cause neurologique (≈50% des cas) ou de cause toxique (≈20% des cas). La majorité des intubations trachéales étaient réalisées sur des patients allongés sur un brancard (≈50% des cas), ou encore allongés au sol (≈30% des cas).

 

Critère d’évaluation principal :

Les taux de succès d’intubation trachéale à la première tentative étaient de 455/610 (74,6%) dans le groupe rocuronium vs 489/616 (79,4%) dans le groupe succinylcholine. La différence entre les deux groups n’a pas atteint les critères de non-infériorité (différence, -4.8% [intervalle de confiance à 97,5%, -9% à l’infini]. L’intervalle de confiance de la différence de succès dépasse donc les marges de non infériorité et l’hypothèse alternative H0 (l’utilisation de la succinylcholine pour l’ISR s’accompagne d’un taux de succès supérieur à la première tentative d’intubation par rapport au rocuronium) ne peut pas être rejetée. Néanmoins, la supériorité de la succinylcholine n’est pas non plus démontrée.

 

Critères d’évaluation secondaires :

Il n’était pas retrouvé de différences statistiquement significatives en termes de difficulté d’intubation, de recours à une technique alternative entre les groupes. Les complications rapportées à l’intubation dans les 15 premières minutes après la procédure étaient plus fréquentes dans le groupe « succinylcholine » que dans le groupe « rocuronium » (143 patients sur 616 [23,2%] vs. 111 patients sur 610 [18,2%]; différence absolue : −5% [IC95%, −9,8% à −0,03%]; p = 0,04. Le nombre de tentatives d’intubation nécessaires étaient en revanche significativement plus important dans le groupe « rocuronium » que dans le groupe « succinylcholine ».

 

Les points forts de l’étude

Peu de perdus de vue : 1230/1248 patients (98.6%) ont été inclus dans l’étude après randomisation et 1226/1248 (98.2%) ont été analysés.

Il s’agit de la première étude randomisée comparant les curares utilisés pour l’ISR en milieu préhospitalier.

Les critères d’exclusion étaient limités, conférant a priori à l’étude une valeur extrinsèque correcte.

Un calcul de puissance préalable et une analyse per-protocole ont été réalisés.

Les conditions d’ISR étaient les conditions réelles de l’urgence préhospitalière, en dehors du bloc opératoire, chez des patients estomac plein.

Les opérateurs étaient des praticiens expérimentés.

Les protocoles d’intubation trachéale étaient conformes aux recommandations de la SFAR.

 

Les limites de l’étude

Limites intrinsèques

A moins d’un effet différent sur la plaque motrice ou d’une dose infra-maximale, le choix du curare lui-même ne devrait pas influencer, per se, le succès de l’intubation trachéale. Sauf si ce curare n’est pas utilisé dans de bonnes conditions (posologie insuffisante, temps d’attente avant laryngoscopie trop court pour pouvoir bénéficier de bonnes conditions d’exposition). Grâce aux fasciculations, et notamment lorsqu’elles cessent, l’opérateur qui utilise la succinylcholine sait précisément (et sans recours à un chronomètre) à quel moment il a le plus de chances d’obtenir un relâchement musculaire complet. Pour le rocuronium, le délai d’action optimal (1 minute), reste néanmoins dépendant du débit cardiaque du patient et il impose au praticien (ou à son aide) de chronométrer précisément les différents temps.

L’aveugle n’était rendu pas possible pour les investigateurs (fasciculations liées au caractère dépolarisant de la succinylcholine).

Le succès de l’intubation trachéale était jugé par l’opérateur lui-même (appréciation directe et observation de 3 cycles respiratoires sur la courbe de capnographe), sans confirmation par une seconde personne.L’opérateur connaissant le groupe de randomisation, il pouvait donc modifier le critère de jugement principal.

Un biais de sélection de la population  d’étude était possible. En effet, il s’agissaient surtout de patients ayant des indications neurologiques d’IOT, et rarement des defaillances respiratoires ou des chocs. On peut donc s’interroger sur la validité de ces resultats en dehors du contexte de l’IOT pour coma

Un essai de non-infériorité ne démontre pas stricto sensu l’équivalence, s’il est positif, ni l’absence de preuves de non équivalence, s’il est négatif. Il permet simplement d’exclure que, par rapport au traitement de référence (ici la succinylcholine), l’efficacité du traitement étudié (ici le rocuronium) est inférieure à une certaine limite (ici 7%). Ce seuil de non-infériorité a été choisi arbitrairement par les investigateurs, pour déterminer la plus grande perte d’efficacité consentie du rocuronium par rapport à la succinylcholine.

Le délai d’injection du curare après l’administration de l’hypnotique n’était pas rapporté.

Seules les complications immédiates de l’intubation étaient rapportées, et pas leurs conséquences ultérieures, au moins lors du séjour à l’hôpital. De plus, les complications hémodynamiques précoces, plus fréquentes dans le groupe succinylcholine, pourraient être liées à une administration plus précoce d’hypnotiques en plus grandes quantités du fait d’une curarisation plus courte et de l’apparition plus précoce de signes de « lutte » du patient contre son respirateur.

 

Limites extrinsèques

Les taux de succès d’intubation trachéale à la première tentative décrits étaient plus faibles que ceux généralement observés dans les services d’urgence hospitaliers.

Le milieu préhospitalier est différent du milieu hospitalier, avec en particulier des conditions d’exercice plus difficiles, moins d’opérateurs disponibles parmi l’équipe préhospitalière, et parfois moins de matériel disponible. Néanmoins, le recours à un autre opérateur ou à une technique alternative à la laryngoscopie directe traduit l’échec de la première tentative et ne devrait donc pas modifier son taux de succès.

Les intubations trachéales étaient réalisées par des équipes préhospitalières médicalisées, selon le système français. D’autres pays, notamment en Amérique du Nord ont des systèmes préhospitaliers différents.

 

Ce que cet article nous apporte

Cette étude n’a pas permis de démontrer la non-infériorité du rocuronium par rapoort à la succinylcholine sur le critère principal de jugement : le taux de succès d’intubation trachéale à la première tentative, jugé selon le clinicien en charge du patient. Le débat concernant le curare idéal à utiliser pour l’ISR en milieu préhospitalier n’est donc pas clos. D’autres études randomisées s’intéressant à comparer en priorité les complications associées à l’utilisation de chacun de ces deux curares semblent encore nécessaires.

 

Références

[1] Magorian T, Flannery KB, Miller RD. Comparison of rocuronium, succinylcholine, and vecuronium for rapid-sequence induction of anesthesia in adult patients. Anesthesiology. 1993;79:913-8.

[2] Patanwala AE, Stahle SA, Sakles JC, Erstad BL. Comparison of succinylcholine and rocuronium for first-attempt intubation success in the emergency department. Acad Emerg Med 2011;18(1):10-4.

[3] Tran DTT, Newton EK, Mount VAH, Lee JS, Welles GA, Perry JJ. Rocuronium versus succinylcholine for rapid sequence induction. Cochrane database of systematic review 2015, Issue 10. Art. No.: CD002788.

[4] Guihard B, Chollet-Xémard C, Lakhnati P, Vivien B, Broche C, Savary D, Ricard-Hibon A, Marianne Dit Cassou PJ, Adnet F, Wiel E, Deutsch J, Tissier C, Loeb T, Bounes V, Rousseau E, Jabre P, Huiart L, Ferdynus C, Combes X. Effect of Rocuronium vs Succinylcholine on Endotracheal Intubation Success Rate Among Patients Undergoing Out-of-Hospital Rapid Sequence Intubation: A Randomized Clinical Trial. JAMA 2019;322(23):2303-2312.