Christophe Aveline, pour le Comité Scientifique

Kent ML, Giordano NA, Rojas W, Lindl MJ, Lujan E, Buckenmaier CC 3rd, Kroma R, Highland KB. Anesth Analg 2022; 134: 279-290. doi: 10.1213/ANE.0000000000005758.

Contexte

Le concept de trajectoire douloureuse s’est progressivement substitué aux marqueurs unidimensionnels pour tenir compte des phénomènes intriqués à la douleur comme l’anxiété, le statut socio-économique, le catastrophisme ou le type de chirurgie (1). La récupération de données postopératoires par les patients constitue un support multidimensionnel (2). PROMIS est un système de mesure qui utilise des tests adaptatifs basés sur des modèles statistiques reliant des questions individuelles de performance psychométrique au concept d’interférence (douleur, …) ou de trait (anxiété, fatigue, …) évalué. Ce procédé quantifie la relation entre la réponse d’une personne à une question et sa position individuelle sur le continuum mesuré (3). Un algorithme incluant 51 domaines chez l’adulte calibre la comparaison avec la population générale. Un score PROMIS est représenté par un score T standardisé ajusté à partir du score Z, une  valeur de 50±10 points (1 déviation standard [DS]) correspondant au niveau normalisé de l’item considéré dans un échantillon représentatif de la population. Une étude récente utilisant PROMIS en chirurgies thoracique, vasculaire et urologique a identifié 5 trajectoires douloureuses postopératoires avec, respectivement, 46% et 7% de patients présentant un profil de « douleur modéré à sévère » et « sévère » (4). Les facteurs prédictifs du parcours douleur « sévère » étaient le jeune âge, le sexe féminin et l’anxiété préopératoire (4). Après arthroplastie totale de genou (ATG), une trajectoire « douleur élevée et neuropathique » au cours des 7j suivant l’intervention est associée à la survenue d’une chronicisation douloureuse (5). Les auteurs de l’étude proposée (6) ont tenté d’identifier les trajectoires postopératoires par l’analyse des mesures d’interférences de la douleur et des fonctions physiques. Le second objectif était de décrire des profils concurrents dans des mesures biopsychologiques susceptibles de moduler l’expérience de la douleur postopératoire.

 

Méthodologie

Cette étude prospective observationnelle de cohorte a été réalisée dans 2 hôpitaux militaires américains. Les critères d’inclusion étaient : âge < 80 ans, ATG/arthroplastie de hanche (ATH), chirurgie abdominale, rachidienne, thoracique et mastectomie. Les données étaient collectées via la plateforme REDCap® en préopératoire, une semaine (S1), deux semaines (S2), 3 mois (M3) et 6 mois (M6) après chirurgie. Les trois champs d’investigation évalués étaient l’interférence douloureuse et la fonction physique, la santé physique (sommeil, retentissement social, fatigue et satisfaction) et l’état psychologique (dépression, anxiété, angoisse et isolement). Les autres variables regroupaient la douleur et sa composante neuropathique, le catastrophisme douloureux et la consommation postopératoire d’opiacés. L’analyse statistique a utilisé le procédé des « k-means » reposant sur la réallocation dynamique des patients à des centres de classes (« cluster »). Ce procédé est fondé sur un algorithme de clustering non hiérarchique dans lequel les sujets inclus dans chaque cluster possèdent une trajectoire similaire. Un centre de gravité est calculé et chaque patient est affecté à la classe dont le centre est le plus proche. L’inertie des clusters caractérise la concentration des points (patients) autour du centre de gravité. Après itérations successives, deux clusters apparaissent distincts lorsque l’inertie intra-cluster est minimale et l’inertie inter-cluster maximale (7). Le nombre de trajectoires proposées était de 5 à l’initiation du clustering et la procédure a été répétée une centaine de fois après assignement des configurations initiales (6). Les données manquantes ont été intégrées par interpolation linéaire. Les auteurs ont aussi évalué l’évolution des scores T par rapport aux données de base à chaque moment de recueil.

 

Résultats

Sur les 504 patients inclus, 417 patients ont validé le suivi à S1 (83%), 407 à S2 (81%), 388 à M1 (77%), 356 à M3 (71%) et 324 à M6 (64%). Quatre cent trois  patients (80%) ayant eu des données complètes sur au moins 3 des 6 périodes ont été inclus dans le clustering. Les caractéristiques de la cohorte étaient : âge (médiane [IQR]) 55 ans [44-61], IMC 29,1kg/m2 [26,2-33,5], 51% d’hommes, 22% de chirurgie pour cancer, 13% d’opiacés au long cours et 35% d’utilisation d’une analgésie locorégionale.

Après maximalisation inter- et intra-cluster, trois classes de performance ont été identifiées : faible (n=141, 35% [FP]), moyenne (n=188, 47% [MP]) et haute performance (n=74, 18% [HP]). Les trois groupes présentent une aggravation des scores en lien avec la douleur, l’état physique, la fatigue et les troubles du sommeil à S1. Dans le groupe FP, on retrouve une proportion plus élevée d’ATG, d’arthrodèse rachidienne et de prise préopératoire d’opiacés. Dans ce groupe FP, malgré une amélioration progressive après S1, les scores PROMIS d’interférence douloureuse sont supérieurs à une DS et celui de santé physique inférieur à deux DS tout au long du recueil. Fatigue et altération du sommeil persistent jusqu’à M3 au-dessus d’une DS. Dans cette trajectoire péjorative, les patients ont présenté des scores PROMIS constamment altérés par rapport aux deux autres clusters avec une consommation d’opiacé chez 22% des patients à M6 contre 2% dans le groupe MP et aucun dans le groupe HP. La trajectoire MP est plus homogène avec une proportion élevée d’ATH et s’accompagne d’une amélioration du sommeil, de l’interférence douloureuse, de la fatigue et de l’anxiété par rapport à la période préopératoire. On observe aussi une amélioration par rapport aux valeurs de référence (50±1DS) à M3 et M6. Dès M3, ce groupe présente des scores similaires à HP pour la qualité du sommeil, la satisfaction sociale et une consommation d’opiacés identique. Par rapport à l’ensemble de la cohorte, le groupe HP est caractérisé par une proportion élevée de femmes, de patients jeunes, ASA 1, peu de chirurgie articulaire et une faible consommation préopératoire d’opiacés. L’interférence douloureuse et la santé physique reviennent respectivement aux valeurs de base à M1 et M6, la fatigue, le sommeil et la satisfaction sociale à M1. Par rapport à la population générale, les scores de douleur, fatigue et sommeil sont améliorés à M6 et l’anxiété est constamment inférieure. La consommation d’opiacés des patients du groupe HP était de 15% à S2, 5% à M1 (inférieur aux deux autres groupes), 2% à M3 et aucun patient à M6 (inférieur au groupe LP). Le groupe MP est celui qui présente la meilleure résolution dynamique des valeurs PROMIS préopératoire après S1.

 

Discussion

Dans cette étude longitudinale,  le clustering a permis la construction de trois groupes de patients sans a priori et sans chevauchement entre clusters. L’ATG, l’arthrodèse rachidienne, le niveau de douleur et une altération des scores physico-psychiques préopératoires, la consommation d’opiacé pré- et postopératoire sont des éléments péjoratifs de récupération. L’évolution des performances après S2 est jugée satisfaisante chez 65% des patients. Les critères physiques, l’interférence douloureuse, le sommeil et l’anxiété sont même moins altérés que ceux observés au sein d’une population non opérée. Le lien entre consommation d’opiacés postopératoire et le risque de trajectoire « douleur sévère » est similaire à celui préalablement identifié (4).

La première concerne l’interpolation des données manquantes. Cette méthode requiert une répartition homogène et linéaire des données entre deux facteurs d’interpolation sans marge d’erreur significative. En second lieu, si aucune différence n’apparait entre les patients ayant un recueil exhaustif et ceux exclus (N=101 : moins de données complètes sur 3 des 6 périodes), on remarque une proportion significativement supérieure de sujets Afro-Américains (33% vs. 16%), d’opiacés préopératoire (24% vs. 13%), et une plus faible utilisation de blocs nerveux périphériques (59% vs. 35%). Par ailleurs, l’étude n’a inclus que des militaires en service actif et la présence d’un stress post-traumatique constitue un facteur confondant. La douleur neuropathique, bien qu’incluse dans la base PROMIS, n’est pas détaillée. L’absence de prise en compte des stratégies peropératoires (kétamine, AINS, lidocaïne IV, apha2-agoniste, type d’anesthésie locorégionale…) est aussi une limite de cette étude (6). Le seuil minimal de différence du score PROMIS par rapport à la période préopératoire n’est pas explicitement décrit (0,5 ou 1DS). Une analyse multivariée aurait permis de documenter les variables psychométriques et physiques préopératoires prédictives d’un risque de trajectoire péjorative. Dans une analyse post hoc de l’étude START (8), seul le score maximal de douleur relevé à J10 était prédictif de résolution des douleurs, d’arrêt des opiacés et de récupération optimale. Cette étude (8) retrouve une trajectoire péjorative chez les femmes [risque relatif ajusté : 1,36 [IC95% : 1,08-1,7]), ainsi que chez les patients présentant un score de douleur préopératoire élevé (RRA : 1,11 [1,07-1,15]), une consommation d’alcool, une toxicomanie (RRA : 1,90 [1,42-2,53] ou en l’absence de gabapentine (RRA : 1,27 [1,03-1,56]). L’étude START avait évalué l’impact d’un traitement prolongé par gabapentine contre placébo sans retrouver de différence significative sur la douleur postopératoire (8). Enfin, le recours aux outils PROMIS sur une population chirurgicale variée a pu induire des biais de mesure. En effet la mesure de l’état de santé des patients selon leur ressenti reposent sur des questions sélectionnées par un algorithme informatique incrémenté au fur et à mesure des réponses pour aboutir à un score détaillant une dimension de l’état de santé. Les caractéristiques psychométriques de sélection des questions peuvent être très différents dans des populations souffrant de pathologie ostéo-articulaire, carcinologique ou post-traumatique. Des outils spécifiques de qualité de récupération physique postopératoire ressentie ont été développés sur des populations variées (9) et validés pour les patients francophones (10). Ces questionnaires simples ont l’avantage de ne pas recourir à la spéculation potentielle générée par un algorithme informatique et de limiter ces biais de mesure.

 

Conclusion

Cette étude, utilisant une méthodologie rigoureuse et validée, confirme l’impact de certaines interventions (ATG et arthrodèses rachidiennes), de la douleur préopératoire et de la consommation d’opiacé vers l’évolution d’une trajectoire postopératoire péjorative. Bien que l’impact de la chirurgie soit inconstamment identifié (4, 11, 12), le système PROMIS possède une valeur prédictive de défaut de récupération pour l’anxiété et l’interférence douloureuse (4). En orthopédie, des seuils prédictifs de score PROMIS ont été définis pour l’obtention d’une trajectoire postopératoire favorable (douleur préopératoire – niveau de dépression – état physique) (13). La description de trois profils (mauvaise – moyenne – bonne récupération) peut sembler simple mais se montre pragmatique. L’évaluation de scores psychométriques et physiques périopératoire confirme l’existence d’une variabilité des trajectoires physiques et psychométriques après chirurgies, près de 35% des patients présentant un défaut de récupération et, pour certains, une détérioration physique à M6. Ces chiffres sont supérieurs à ceux décrits dans d’autres études utilisant une méthodologie similaire (4, 8, 11,13) avec 13% de faible performance ou de déclin des fonctions dans une approche utilisant plus de cluster en chirurgie abdominale majeure (4). Le choix du nombre initial de cluster réalisé a priori impacte les résultats. Un choix minimaliste favorise la compression des données mais réduit la précision (7).

La collection de données multidimensionnelles par support digital est une alternative aux recueil transversal usuel même si une sélection des principales variables est nécessaire pour ne pas complexifier la procédure. Le développement de ces procédés en mobilisant des ressources interdisciplinaires constitue une avancée réelle et doit être motivé. Cette étude met en évidence l’évolution dynamique du triptyque douleur, santé physique et mentale dans les semaines qui suivent une intervention chirurgicale avec des états de santé très différents. Les développements de la médecine périopératoire s’attacheront à identifier et évaluer des stratégies thérapeutiques visant à optimiser la dynamique de récupération postopératoire selon le ressenti patient.

 

Références

1)     Althaus A, Arránz Becker O, Neugebauer E. Distinguishing between pain intensity and pain resolution: using acute post-surgical pain trajectories to predict chronic post-surgical pain. Eur J Pain. 2014; 18:513-21.