Auteurs : Matthieu Le Dorze*, Elodie Brunel*, Clément Gakuba*, Mikhaël Giabicani*, Marc Guilloux*, Pierre-Gildas Guitard*, Pierre Mora*, Laurent Müller*, Marie-Virginie Oré*, Florence Plantet*, Sylvaine Robin*, Christelle Rosenstrauch*, Pierre Kalfon*, C Dahyot-Fizelier°, Gérard Audibert*, Pierre-François Perrigault*.

* Comité Ethique SFAR

° Comité Réanimation SFAR

 

Dans le cadre de la Convention citoyenne voulue par le Président de la République qui s’est ouverte début décembre 2022, cent cinquante citoyens représentatifs de la diversité de la société française auront à répondre d’ici mars 2023 à cette question : « le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? ». Parallèlement à cette convention pilotée par le Conseil économique social et environnemental (CESE), des débats sont organisés dans les territoires par les Espaces de réflexion éthique régionaux, une mission parlementaire est chargée d’évaluer la loi Claeys-Léonetti, et des groupes de travail des parties prenantes (professionnels de santé, patients et usagers, parlementaires) sont mis en place par les deux ministres chargés d’animer le débat national. Ce débat s’ouvre quelques semaines après l’Avis 139 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) intitulé « Questions relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité », qui ouvrait la voie à une « application éthique d’une aide active à mourir ».

Dans ce contexte, la Société Française d’Anesthésie-Réanimation (SFAR) a été sollicitée pour intégrer le groupe de travail des professionnels de santé dont l’objectif est d’éclairer la réflexion du panel citoyen, des parlementaires et du gouvernement pour garantir un débat éclairé à même de restaurer la complexité des enjeux relatifs à la fin de vie. En tant que membres du comité éthique de la SFAR, il nous a semblé nécessaire de formuler ici des éléments de réflexion a priori alors que le débat commence tout juste, et de les adresser à l’ensemble des membres de notre société savante.

En tant que soignants d’anesthésie, de réanimation, de médecine péri-opératoire, nous sommes depuis toujours et quotidiennement impliqués dans les réflexions éthiques autour de la fin de vie. Tout au long du débat national, nous aurons à cœur d’adopter une attitude rendant possible le débat et la délibération sur un sujet aussi sensible, d’accompagner activement nos concitoyens et les parlementaires pour leur permettre de s’approprier la complexité des questions soulevées. En sortant de l’opposition parfois caricaturale entre défense des soins palliatifs et défense de l’aide active à mourir, il s’agira d’acter tous ensemble que la fin de vie ne saurait se réduire à l’adoption d’un texte législatif. En tâchant, les uns et les autres, de ne pas répondre à l’avance aux questions qui s’ouvrent, il s’agira d’envisager les désaccords possibles et probables de ce débat social comme légitimes. Les arguments qui sous-tendent les positions de chacun devront être formulés clairement. L’objectif sera de trouver des accords sur fond de désaccords. Partant du fait que la mort est une donnée absolue et incontournable de l’existence humaine comme le rappelle le CCNE, le souhait de chacun de mourir et de voir ses proches mourir dans la dignité sera nécessairement partagé par tous : la question n’est pas de savoir s’il faut mourir dans la dignité, mais quels sont les moyens d’y parvenir dans des conditions éthiquement acceptables par tous, ceux qui partent et ceux qui restent.

Pour favoriser l’appropriation par les citoyens de la complexité des enjeux, nous partagerons nos expériences et nos expertises. Nous expliciterons la manière dont nous nous sommes appropriés le cadre actuel issu de la loi Claeys-Leonetti. Nous rappellerons que ce cadre, qui donne des droits aux patient en fin de vie, a été élaboré pour les personnes qui vont mourir et non pour celles qui veulent mourir. Nous rapporterons que la très grande majorité des personnes qui décèdent en réanimation meurent après une décision de limitation ou d’arrêt des traitements de maintien artificiel en vie pour lutter contre l’obstination déraisonnable. Nous témoignerons cependant du fait que nous sommes en réalité bien plus confrontés à des demandes de proches de patients en fin de vie de poursuite du maintien en vie dans des situations d’obstination déraisonnable, plutôt qu’à des demandes d’aide active à mourir. Nous dirons notre difficulté parfois à partager une vision commune de la qualification de l’obstination déraisonnable avec les proches, particulièrement lorsque les architectures familiales sont complexes ou du fait de représentations de l’existence, qu’elles soient culturelles, spirituelles ou religieuses. Nous rappellerons l’absolue nécessité d’éviter de poursuivre des thérapeutiques invasives de réanimation susceptibles de faire advenir des « situations-limites », comme le rappelle le CCNE, situations qui constituent des nouvelles formes de fin de vie d’une extrême vulnérabilité créant de véritables dilemmes éthiques. Nous reviendrons sur la nécessité de centrer ces décisions sur le respect des volontés des patients, tout en soulignant la difficulté de les connaître lorsqu’ils sont hors d’état de les exprimer. Nous partagerons la rareté de l’existence de directives anticipées, leurs limites et parfois nos difficultés à les interpréter dans un contexte clinique aigu singulier. Nous témoignerons de notre attachement à garantir en pratique le droit des personnes en fin de vie à être soulagées d’une souffrance physique et/ou psychique, et le droit d’avoir accès à une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès sous certaines conditions. Il nous faudra prendre du temps pour dessiner la frontière entre les arrêts de traitement sous sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès et l’aide active à mourir, frontière parfois ténue mais pourtant essentielle entre « laisser mourir » et « faire mourir ». Nous rendrons compte des effets de tout cela sur ceux qui restent, tant sur les proches que sur les soignants. Enfin, nous témoignerons du fait que le cadre législatif et réglementaire actuel est adapté à l’immense majorité des situations auxquelles nous sommes confrontés dans notre pratique quotidienne en réanimation, parce qu’il nous permet d’éviter l’obstination déraisonnable et d’accompagner dignement les patients en fin de vie ainsi que leurs proches.

Pour autant, nous leur exprimerons combien l’ajustement de ce cadre à la complexité des situations individuelles n’est pas toujours facile et combien nous engageons chaque jour notre responsabilité. Les avancées et les limites du cadre actuel devront être précisées. Nous inciterons les parties prenantes à défendre à nos côtés le développement d’actions d’information adressées spécifiquement à ceux de nos concitoyens qui ne se seraient pas appropriés ces questions, concernant les directives anticipées ou encore la désignation de la personne de confiance. Nous les inciterons à défendre à nos côtés le développement de stratégies de sensibilisation et de formation des personnels de santé, concernant notamment la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès. Nous les inciterons enfin à défendre à nos côtés des politiques ambitieuses donnant les moyens aux soignants, quels que soient leur mode d’exercice, de répondre à l’obligation de dispenser des soins palliatifs.

Pendant la consultation qui s’engage, la demande de certains de nos concitoyens d’aller plus loin que le cadre actuel devra être entendue et clairement analysée. Le désir de mort et celui de ne pas souffrir devront être distingués. Nous pourrons alors accompagner nos concitoyens dans la formulation des termes d’un débat centré davantage sur les aides actives à mourir. Nous proposons de cheminer ensemble à partir des quelques éléments suivants.

L’aide active à mourir apparaît comme une réponse possible à une demande individuelle exprimée par une personne « compétente » médicalement et « capable » juridiquement de décider de façon autonome du moment exact de sa mort. L’aide active à mourir ne saurait être confondue moralement avec un meurtre puisqu’elle est réalisée à la demande expresse de la personne. Elle ne saurait non plus être confondue avec le suicide puisqu’elle engage la responsabilité morale et juridique d’un tiers. En pratique, l’aide active à mourir questionne le degré d’autonomie de la personne qui en fait la demande, la responsabilité de la personne qui « l’aide », et donc l’articulation entre une demande individuelle et une réponse collective. Par exemple, comment s’assurer que la personne ne souffre pas de troubles psychiques et/ou cognitifs et qu’elle est en état d’exprimer cette volonté de mourir lorsqu’elle est atteinte d’une maladie neurodégénérative ou psychiatrique, ou lorsqu’elle est en situation de grande vulnérabilité ? Comment décider du tiers qui répondra de cet acte d’aider activement une autre personne à mourir ?

Une personne peut vouloir mourir. Le fait que cette demande soit adressée à un tiers questionne nécessairement. Les différences entre l’euthanasie (comme en Belgique), le suicide assisté (comme en Suisse) et l’assistance au suicide (comme dans l’Oregon) devront nécessairement être très clairement explicitées. Pour chacune de ces modalités, les conséquences potentielles et prévisibles sur l’ensemble des personnes impliquées, c’est-à-dire les patients, leurs proches, les soignants, et les éventuels autres acteurs de nouvelles procédures devront être considérées au regard des expériences des pays sus-cités.

Au-delà des choix individuels et de situations exceptionnelles, la question posée de l’aide active à mourir est forcément collective : elle engage notre société toute entière dans son rapport à la fin de vie et aussi au monde soignant. Chacun doit réfléchir à ce qui peut faire sens pour tous. Au terme du débat citoyen, le dernier mot appartiendra au gouvernement et au Parlement. La liberté individuelle de mettre fin à ses jours impose-t-elle le droit d’être assisté d’un tiers pour se donner la mort ? L’acte d’aider activement quelqu’un à mourir peut-il constituer un soin, cette attention portée à autrui ? Est-ce un acte médical ?

Le risque d’une forme d’arbitraire à l’égard des plus vulnérables dont la vie pourrait être considérée comme ne valant plus la peine d’être vécue ou comme étant « un fardeau » pour autrui devra nécessairement être pensé. Le principe de solidarité vis-à-vis des plus fragiles devra toujours accompagner le principe d’autonomie de la personne.

Dans tous les cas, ni l’acte de laisser mourir, déjà inscrit dans la loi, ni l’acte d’aider activement à mourir, s’il devait voir le jour, ne devront être banalisés.