Mis en ligne le 1 Janvier 2012
Questions Fréquentes
Dr Sigismond LASOCKI
Pôle Anesthésie Réanimation
CHU Angers
ANGERS
silasocki@chu-angers.fr
Question 1 – Quelle est la fréquence de l’anémie en réanimation ?
Question 2 – Quelle est la physiopathologie de l’anémie de réanimation ?
Question 3 – Quand et comment transfuser les patients de réanimation ?
Question 4 – Quelle est la place de l’EPO et des agents stimulants de l’érythropoïèse (ASE) dans le traitement de l’anémie ?
Question 5 – Quelle place pour le traitement martial en réanimation ?
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Question 1 – Quelle est la fréquence de l’anémie en réanimation ?
La fréquence de l’anémie dépend bien entendu de la définition choisie (c’est-à-dire du seuil d’hémoglobine [Hb] retenu pour le diagnostic positif) et de la population considérée.
La définition de l’anémie retenue par l’OMS est la suivante:
– Chez l’homme : Hb < 13 g/dl ;
– Chez la femme : Hb < 12 g/dl ;
– Chez la femme enceinte : Hb < 11 g/dl.
L’anémie est relativement fréquente, concernant près de 25 % de la population mondiale. Cette prévalence est plus importante dans les pays en voie de développement. En Europe, la fréquence de l’anémie est moins importante, mais reste élevée chez les femmes en âge de procréer et chez les femmes enceintes (avec des fréquences respectives de 19 et 25,1 %). Cette prévalence tend à augmenter avec l’âge (1). Ainsi, après 65 ans, l’anémie concerne plus de 10 % de la population, sans distinction de sexe (1).
A l’admission en réanimation, l’anémie est également fréquente. En effet, le taux d’Hb moyen est de 11 g/dl dans deux grandes études de cohortes (2, 3)et plus de 60 % des patients ont un taux d’Hb < 12 g/dl (3). Enfin, près d’un tiers des patients ont un taux d’Hb < 10 g/dl à l’admission en réanimation (2, 3). A la sortie de la réanimation, c’est plus de 80 % des patients qui sont anémiques (4). En outre, cette anémie persiste à distance, avec 50 % des patients qui restent anémiques à 6 mois de la sortie de réanimation et un délai médian de récupération de 11 semaines (Q1-Q3, 9-26) (5).
En outre, les taux d’Hb bas sont associés à une morbidité et une mortalité plus importante en réanimation (2, 3).
Question 2 – Quelle est la physiopathologie de l’anémie de réanimation ?
Cette physiopathologie repose sur deux facteurs principaux : l’inflammation et les spoliations sanguines (6-9).
L’inflammation est présente chez virtuellement tous les patients de réanimation. Elle a plusieurs conséquences sur l’érythropoïèse de ces patients (6, 10) :
– la durée de vie des globules rouges est diminuée, du fait d’altérations de la membrane, conduisant à une érythrophagocytose plus précoce (11).
– La réponse à l’anémie, en terme de synthèse d’érythropoïétine endogène, est altérée ; en outre, la réponse médullaire à l’érythropoïétine est également diminuée (12). C’est pourquoi les agents stimulants de l’érythropoïèse (ASE) ont été proposés (cf. ci-après).
– Il existe une altération du métabolisme du fer. L’inflammation induit en effet une hypoferrémie. Celle-ci est secondaire à l’induction de synthèse par l’IL-6 de l’hormone régulant le métabolisme du fer : l’hepcidine (9). Le fer est donc moins disponible pour l’érythropoïèse. Nous discuterons ci-après de l’intérêt du traitement martial dans ce contexte (13).
Parallèlement à l’inflammation, les patients de réanimation sont exposés à des pertes sanguines importantes (7, 8, 14). Ces pertes sont de plusieurs natures :
– Les prélèvements sanguins représentent une perte d’environ 40 ml / jour. Des stratégies visant à réduire ces prélèvements permettent de limiter la transfusion des patients, et une attention particulière devrait être portée aux bilans sanguins réalisés en réanimation (15).
– Il existe des pertes sanguines visibles (pose de cathéter, circuit d’épuration extra-rénal, drainages chirurgicaux, etc.) ou occultes (saignement digestif, hématomes…) qui peuvent représenter un volume important : 128 ml en médiane chez des patients anémiques (14).
Il est à noter que la fréquence des autres anémies carentielles (c’est-à-dire en folate et B12) est très faible chez les patients de réanimation, moins de 25 % des patients anémiques ont des taux de folate bas (14)
Question 3 – Quand et comment transfuser les patients de réanimation ?
La transfusion sanguine est fréquente chez les patients de réanimation, puisque 40 à 50 % des patients sont transfusés. Cette fréquence est même plus importante lorsque l’on ne considère que les patients ayant un séjour prolongé (plus de 70 % de transfusion pour une durée de séjour ≥ 2 semaines) (2, 3). Toutefois, le bénéfice de la transfusion n’est pas pleinement démontré et il existe des complications associées qui pourraient contrebalancer ce bénéfice théorique.
Ainsi, les données les plus récentes (16)et la dernière conférence de consensus sur la transfusion en réanimation (17)plaident pour des stratégies de transfusion plus restrictives :
– Actuellement, il n’est pas légitime de transfuser un patient au-dessus de 10 g/dl d’Hb ;
– Le seuil transfusionnel retenu pour des sujets sans comorbidité est de 7 g/dl ;
– Les seuils pour les patients ayant des comorbidités sévères, y compris un angor, s’échelonnent entre 8 et 9 g/dl.
Dans tous les cas, il convient de ne pas considérer uniquement le taux d’Hb, mais également la tolérance de l’anémie. Ainsi, l’indication de transfusion pourra reposer également sur une appréciation du transport en O2, par exemple en utilisant une mesure de la SvO2 comme proposé dans l’algorithme de Rivers et al (18). Des données sur le sujet devraient être prochainement disponibles, et permettront de préciser les indications de la transfusion.
Enfin, il est souhaitable de ne transfuser que le nombre de produits sanguins nécessaires, c’est-à-dire de transfuser les culots globulaires unité par unité (en dehors, bien entendu, des situations d’hémorragie massive). Le risque de complications augmente en effet pour chaque culot globulaire transfusé.
Question 4 – Quelle est la place de l’EPO et des agents stimulants de l’érythropoïèse (ASE) dans le traitement de l’anémie ?
L’intérêt de corriger le déficit relatif de synthèse endogène d’EPO a été évalué dans plusieurs études multicentriques, randomisées contre placebo dans le début des années 2000. Au total, plus de 3000 patients ont été inclus dans ces études (19-22), dont le principal objectif était de montrer un intérêt du traitement précoce par ASE (dans les 2-3 premiers jours de réanimation) pour la réduction de la transfusion (en pourcentage de patients et nombre d’unités transfusées). Ces études montrent un bénéfice très limité des ASE, avec une réduction modeste du nombre de patients transfusés (OR [IC95%] = 0,74 [0,64-0,84]) et du nombre d’unités (-0,41 [0,1-0,74] unités/patient) selon une méta-analyse récente (23). Compte tenu du bénéfice limité, du coût élevé et d’éventuels effets secondaires (thromboses), Il n’y a actuellement pas d’indication à traiter tous les patients par ASE pour réduire la transfusion.
La dernière étude en date (19)pose deux autres questions sur ces traitements. D’abord il existe une augmentation des accidents thromboemboliques dans le groupe traité, et une vigilance particulière pour la prévention de ces accidents semble nécessaire en cas de traitement par ASE. Ensuite, une analyse en sous-groupe, prévue a priori, montre une réduction de mortalité des patients polytraumatisés traités par ASE. Ces données méritent d’être vérifiées et explicitées (le rationnel pour cette amélioration de survie n’étant pas clair).
Si ces ASE ne sont pas recommandés pour l’ensemble des patients de réanimation, certains pourraient en bénéficier. En effet, ces traitements sont malgré tout efficaces en réanimation, et pourraient être proposés à des populations sélectionnées : patients polytraumatisés, hospitalisation prolongée, insuffisants rénaux, etc. En effet beaucoup de patients sont transfusés au décours de leur séjour en réanimation pour des anémies persistantes. Il a été montré que les taux d’EPO endogène restent bas à distance de la sortie de réanimation chez pratiquement tous les patients anémiques (5). Des études devront être menées pour préciser ces indications.
Question 5 – Quelle place pour le traitement martial en réanimation ?
Comme nous l’avons vu, le métabolisme du fer est au centre de la physiopathologie de l’anémie de réanimation, par le biais d’une hypoferrémie secondaire à l’inflammation et/ou d’une carence martiale liée aux pertes sanguines. La meilleure connaissance du métabolisme du fer et de sa régulation par l’hepcidine, nous a permis de montrer que le fer peut être utilisable en présence d’inflammation (9).
Cependant le diagnostic de la carence martiale reste difficile en présence d’inflammation, il fait alors appel à des marqueurs biologiques spécifiques comme le récepteur soluble de la transferrine (élevé en cas de carence, seuils variable dépendant des kits de mesure), le pourcentage de globule rouge hypochrome (également augmenté en cas de carence, > 10%) ou le contenu réticulocytaire en Hb (abaissé, < 29 pg) (24). En utilisant ces marqueurs, on retrouve des prévalences de carence martiale autour de 40 % chez les patients de réanimation (25, 26).
Il existe très peu d’étude évaluant le bénéfice du traitement martial. On retiendra deux situations différentes :
(i) Il est légitime d’associer un traitement martial aux ASE, comme pour les insuffisants rénaux. Il a été montré chez des patients de réanimation recevant du fer IV, une réponse aux ASE plus importante (que dans les études n’utilisant que du fer oral ou pas de fer) (22).
(ii) Une étude récente montre l’intérêt d’une supplémentation orale (325 mg x 3 / jour) pour la réduction de la transfusion sanguine chez les patients ayant une carence martiale (26). L’intérêt du traitement IV n’a pas été étudié dans cette situation.
Ces données restent parcellaires et des études de confirmation sont nécessaires. Toutefois, le traitement martial semble peu toxique et possiblement bénéfique (13). En outre, le traitement de la carence martiale pourrait avoir un intérêt sur la récupération musculaire et la fatigue, indépendamment de la correction de l’anémie (27).
1. Guralnik JM, Eisenstaedt RS, Ferrucci L, et al. Prevalence of anemia in persons 65 years and older in the United States: evidence for a high rate of unexplained anemia. Blood 2004;104(8):2263-2268.
2. Corwin HL, Gettinger A, Pearl RG, et al. The CRIT Study: Anemia and blood transfusion in the critically ill–current clinical practice in the United States. Crit Care Med 2004;32(1):39-52.
3. Vincent JL, Baron JF, Reinhart K, et al. Anemia and blood transfusion in critically ill patients. Jama 2002;288(12):1499-1507.
4. Walsh TS, Lee RJ, Maciver CR, et al. Anemia during and at discharge from intensive care: the impact of restrictive blood transfusion practice. Intensive Care Med 2006;32(1):100-109.
5. Bateman AP, McArdle F, Walsh TS. Time course of anemia during six months follow up following intensive care discharge and factors associated with impaired recovery of erythropoiesis. Crit Care Med 2009;37(6):1906-1912.
6. Corwin HL, Krantz SB. Anemia of the critically ill: « acute » anemia of chronic disease. Crit Care Med 2000;28(8):3098-3099.
7. Darveau M, Denault AY, Blais N, et al. Bench-to-bedside review: iron metabolism in critically ill patients. Crit Care 2004;8(5):356-362.
8. Lasocki S, Millot S, Montravers P, et al. Anémie en réanimation: physiopathologie et pistes thérapeutiques. Hématologie 2009;15(2):1-8.
9. Lasocki S, Longrois D, Montravers P, et al. Hepcidin and anemia of the critically ill patient. Anesthesiology 2011;114(3):688-694.
10. Weiss G, Goodnough LT. Anemia of chronic disease. N Engl J Med 2005;352(10):1011-1023.
11. Piagnerelli M, Boudjeltia KZ, Brohee D, et al. Alterations of red blood cell shape and sialic acid membrane content in septic patients. Crit Care Med 2003;31(8):2156-2162.
12. Claessens YE, Fontenay M, Pene F, et al. Erythropoiesis abnormalities contribute to early-onset anemia in patients with septic shock. Am J Respir Crit Care Med 2006;174(1):51-57.
13. Heming N, Montravers P, Lasocki S. Iron deficiency in critically ill patients: highlighting the role of hepcidin. Crit Care 2011;15(2):210.
14. von Ahsen N, Muller C, Serke S, et al. Important role of nondiagnostic blood loss and blunted erythropoietic response in the anemia of medical intensive care patients. Crit Care Med 1999;27(12):2630-2639.
15. Foulke GE, Harlow DJ. Effective measures for reducing blood loss from diagnostic laboratory tests in intensive care unit patients. Crit Care Med 1989;17(11):1143-1145.
16. Hebert PC, Wells G, Blajchman MA, et al. A multicenter, randomized, controlled clinical trial of transfusion requirements in critical care. Transfusion Requirements in Critical Care Investigators, Canadian Critical Care Trials Group. N Engl J Med 1999;340(6):409-417.
17. XXXIIIème conférence de consensus en réanimation et médecine d’urgence. Transfusion érythrocytaire en réanimation (nouveau-né exclu), 2003 : http://wwwsfarorg/s/articlephp3?id_article=250.
18. Rivers E, Nguyen B, Havstad S, et al. Early goal-directed therapy in the treatment of severe sepsis and septic shock. N Engl J Med 2001;345(19):1368-1377.
19. Corwin HL, Gettinger A, Fabian TC, et al. Efficacy and safety of epoetin alfa in critically ill patients. N Engl J Med 2007;357(10):965-976.
20. Corwin HL, Gettinger A, Pearl RG, et al. Efficacy of recombinant human erythropoietin in critically ill patients: a randomized controlled trial. Jama 2002;288(22):2827-2835.
21. Corwin HL, Gettinger A, Rodriguez RM, et al. Efficacy of recombinant human erythropoietin in the critically ill patient: a randomized, double-blind, placebo-controlled trial. Crit Care Med 1999;27(11):2346-2350.
22. Georgopoulos D, Matamis D, Routsi C, et al. Recombinant human erythropoietin therapy in critically ill patients: a dose-response study [ISRCTN48523317]. Crit Care 2005;9(5):R508-515.
23. Zarychanski R, Turgeon AF, McIntyre L, et al. Erythropoietin-receptor agonists in critically ill patients: a meta-analysis of randomized controlled trials. CMAJ 2007;177:725-734.
24. Pieracci FM, Barie PS. Diagnosis and management of iron-related anemias in critical illness. Crit Care Med 2006;34(7):1898-1905.
25. Fernandez R, Tubau I, Masip J, et al. Low reticulocyte hemoglobin content is associated with a higher blood transfusion rate in critically ill patients: a cohort study. Anesthesiology 2010;112(5):1211-1215.
26. Pieracci FM, Henderson P, Rodney JR, et al. Randomized, double-blind, placebo-controlled trial of effects of enteral iron supplementation on anemia and risk of infection during surgical critical illness. Surg Infect (Larchmt) 2009;10(1):9-19.
27. Agarwal R. Nonhematological benefits of iron. Am J Nephrol 2007;27(6):565-571.