Mis en ligne le 4 juin 2018
Article du mois

Association of Multimodal Pain Management Strategies with Perioperative Outcomes and Resource Utilization. Memtsoudis SG et al. Anesthesiology. March 2018

Introduction

Le concept de l’analgésie multimodale, anciennement « analgésie balancée », introduit initialement il y a près de 30 ans par Kelhet [1], est largement utilisé en pratique dans la chirurgie orthopédique prothétique [2]. En revanche, les études sur de larges populations évaluant le bénéfice potentiel de l’addition des moyens mis en œuvre dans les stratégies médicamenteuses d’analgésie multimodale sur, d’une part la consommation de morphine et ses effets secondaires, et d’autre part son impact médico-économique, sont rares [3].

L’objectif principal de cette étude était d’évaluer différentes stratégies analgésiques, allant de la prescription seule d’opiacés à l’association de 1 à 2 ou plus de 2 moyens médicamenteux et/ou anesthésie locorégionale périphérique (ALR), sur la prescription péri opératoire de morphiniques, sur les effets indésirables liés aux morphiniques et sur le coût et la durée d’hospitalisation.

Matériels et méthodes                               

Memtsoudis et al. ont mené une étude de cohorte rétrospective à partir d’une database nationale aux Etats-Unis [4]. Les patients opérés de prothèse totale de hanche (PTH) ou de prothèse totale de genou (PTG) primitive entre 2006 et 2016 étaient inclus. Les variables mesurées concernaient : les données démographiques (âge, genre, race), les données de soins de santé annexes (type d’assurance de santé, localisation urbaine ou rurale de l’hôpital), le nombre de lits et le type de structure (hôpital universitaire ou non), le nombre de prothèses annuelles posées dans la structure, l’année de réalisation de l’arthroplastie, le nombre de comorbidités associées, les antécédents (addiction, douleur chronique, psychiatrique, mésusages d’opioïdes forts), le type d’anesthésie (anesthésie générale, périmédullaire), la prescription d’opioïde, les effets indésirables des opioïdes en postopératoire (respiratoire, digestif, urinaire, neurologique et autres), les techniques d’analgésie autres que les morphiniques (bloc nerveux périphérique, paracétamol, corticoïdes, gabapentinoïdes, anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), anti-Cox2 et kétamine), la durée et le coût du séjour.

Analyse statistique

Les critères de jugement principaux étaient : la prescription de morphine, ses effets secondaires, le coût et la durée de séjour. Les analyses étaient faites séparément pour les PTH et les PTG. Les groupes de patients étaient séparés suivant les antalgiques délivrés en postopératoire entre « morphiniques seulement » et 1, 2, ou plus de 2 « antalgiques » supplémentaires.

Résultats :

Sur 1.540.462 dossiers inclus, 512.393 étaient des PTH et 1.028.069 étaient des PTG. Une analgésie multimodale étaient utilisées dans 85.6% des cas (N = 1.318.165). Les auteurs ont observé sur la période de l’étude (2006-2016) une augmentation de la fréquence de l’utilisation de 2 ou plus modalités analgésiques en plus de la morphine, avec en parallèle, une diminution constante de la prescription de morphine. Ce sont les AINS, les anti-Cox2 et les blocs nerveux périphériques qui avaient l’effet le plus fort sur la diminution de prescription d’opioïdes.

Les patients opérés de PTH qui recevaient plus de 2 méthodes antalgiques (en plus de la morphine) avaient une diminution des prescriptions de morphine jusqu’à 18,5%, une diminution de 19% de complications respiratoires, de 26% des complications digestives et une diminution de la durée de séjour de 12% en comparaison des patients qui recevaient que de la morphine en postopératoire.

Les patients opérés de PTG qui recevaient plus de 2 méthodes antalgiques en plus de la morphine avaient une diminution des prescriptions de morphine jusqu’à 18,5%, une diminution de 6% de complications respiratoires, de 18% des complications digestives et une diminution de la durée de séjour de 9% en comparaison des patients qui recevaient que de la morphine en postopératoire.

Malgré la diminution des durées de séjours observée sur la même période (- 12% pour les PTH et – 9% pour les PTG), l’impact sur le coût de l’hospitalisation globale était limité.

Discussion :

Points forts et messages principaux : Cette large étude de cohorte sur plus de 1 million 500 mille patients opérés d’arthroplastie de membre inférieur montre l’évolution de l’utilisation de l’analgésie multimodale sur 10 ans (2006-2016). L’analgésie multimodale est utilisée dans 85,6 % des cas. Son utilisation n’a fait que de croître en 10 ans. Parallèlement, on observe une décroissance de l’utilisation d’une analgésie par morphinique seule passant de 30 % à 5 %, ainsi que de la dose médiane d’équivalent morphine par patient prescrite en péri opératoire. Cette évolution s’accompagne d’une nette diminution des effets indésirables et de la durée d’hospitalisation sans impacter les coûts.

Points faibles et limites :

Cette étude ne répond pas à la question de la meilleure association d’analgésie multimodale ou la meilleure analgésie locorégionale. Les questions de l’impact des stratégies d’analgésie multimodale sur l’intensité des scores de douleur postopératoire, sur l’utilisation de morphinique à la sortie de l’hôpital ainsi que sur les phénomènes de chronicisation ne sont pas abordées.

Commentaires

Cette large étude rétrospective rappelle principalement, si besoin en était, l’intérêt de l’analgésie multimodale sur la diminution de consommation de morphine et de ses effets secondaires (digestifs et urinaires). En revanche, le lien de cause à effet entre le nombre de moyens mis en œuvre dans le cadre de l’analgésie multimodale et la diminution des durées de séjours est peut-être aussi dû à un changement des pratiques entre 2006 et 2016, comme en Europe, avec l’avènement de la réhabilitation accélérée après chirurgie (RAAC). Les AINS, les coxibs et l’ALR étaient les modalités utilisées les plus efficaces. Les patients chez qui les AINS (et coxibs) et/ou l’ALR sont contre-indiqués, sont de fait moins souvent éligibles aux parcours de soins courts (RAAC, ambulatoire), pour pouvoir mettre en place des stratégies de titration de la douleur essentiellement basée sur les opioïdes forts, dont on sait que pour être bien faites, ces stratégies nécessitent du temps pour adapter l’efficacité et la tolérance du traitement. Ce travail a probablement une résonance toute particulière outre-Atlantique, à une heure où les Etats-Unis, en pleine « épidémie (de sur-prescription) d’opioïdes », sont en plein questionnement autour de la prescription des opioïdes, d’autant que le mésusage des opioïdes commence souvent par une prescription pour douleur aiguë. Des travaux récents suggèrent ainsi que les patients avec une consommation plus élevée d’opioïdes pendant un séjour en milieu hospitalier sont plus susceptibles de déclarer une consommation plus élevée d’opioïdes après la sortie [5] et que les patients quittant l’hôpital avec une ordonnance d’opioïdes présentent une probabilité accrue d’utilisation prolongée d’opioïdes [6]. L’utilisation des opioïdes forts doit rester une solution de dernier recours sachant aussi leur impact sur la sensibilisation centrale et leur probable rôle dans la chronicisation et la vulnérabilité à la douleur. Il ne faut probablement pas tomber dans l’excès inverse qui consisterait à sous-prescrire les opioïdes forts en postopératoire, lorsque les autres moyens analgésiques non morphiniques sont dépassés. Il faut garder en mémoire un objectif majeur en postopératoire, celui de la prévention du passage de la douleur aiguë à la douleur chronique [7]. Un des facteurs de prévention est probablement de s’assurer d’une résolution rapide et durable de la douleur en garantissant une trajectoire douloureuse idéale [8].

Références

[1] Kehlet H. Surgical stress: the role of pain and analgesia. Br J Anaesth 1989;63:189-95.

[2] Halawi MJ, Grant SA, Bolognesi MP: Multimodal analgesia for total joint arthroplasty. Orthopedics 2015; 38:e616–25

[3] Ladha KS, Patorno E, Huybrechts KF, Liu J, Rathmell JP, Bateman BT: Variations in the use of perioperative multimodal analgesic therapy. Anesthesiology 2016; 124:837–45.

[4] Premier Healthcare Database White Paper: Data that Informs and Performs. 2017. Available at: https://learn.premierinc. com/pharmacy-and-research/premier-healthcare-databasewhitepaper.

[5] Bartels K, Mayes LM, Dingmann C, Bullard KJ, Hopfer CJ, Binswanger IA. Opioid use and storage patterns by patients after hospital discharge following surgery. PLoS One. 2016;11:e0147972.

[6] Johnson SP, Chung KC, Zhong L, et al. Risk of prolonged opioid use among opioid-naïve patients following common hand surgery procedures. J Hand Surg Am. 2016;41:947–957.e3.

[7] Lavandʼhomme P. Transition from acute to chronic pain after surgery. Pain. 2017;158 Suppl 1:S50-S54.

[8] Lavand’homme PM et al. Pain trajectories identify patients at risk of persistent pain after knee arthroplasty: an observational study. Clin Orthop Relat Res. 2014 May;472:1409-15.