Contexte : la prévalence en Europe de la fracture de l’extrémité supérieure du fémur (FESF) varie de 307/100 000 en Finlande à 1269/100 000 en Italie (1). La mortalité à J30 se situe entre 20 et 35% après ajustement sur le sexe et l’âge (1). En France, d’après les données PMSI portant sur 76 100 FESF de patients âgés de plus de 65 ans, l’incidence est de 36,8/10 000 chez les hommes et quasiment le double chez les femmes avec 25% de décès à un an (2). Les projections pour 2050 prévoient 150 000 patients concernés chaque année par cette pathologie (2). Ces patients présentent dans plus de 95% des cas au moins une comorbidité, plus de 5 traitements cardiovasculaires et/ou neurotropes quotidien témoignant des réserves cognitives limitées et de leur vulnérabilité (3). Le terrain médical sous-jacent compromet le devenir à court terme, avec une mortalité intra-hospitalière atteignant 16,5% chez les patients ASA 4 contre respectivement 1,3%, 1,9% et 6,5% chez les patients ASA 1, 2 et 3 (4). Une étude rétrospective multicentrique américaine portant sur 56 000 patients a montré une mortalité à J30 similaire entre patients opérés sous rachianesthésie (RA) (5,4%) et ceux opérés sous anesthésie générale (AG) (5,7% ; différence moyenne : -0,4% [IC95% -1,0, 0,2]) (5). Dans une étude rétrospective plus récente incluant 1177 patients (3), la RA est associée à une réduction en analyse multivariée du risque de mortalité à J30 (OR 0,19 [IC95% 0,05-0,68]). Les Recommandations Formalisées d’Experts françaises (6) publiées en 2017 n’ont pas permis de déterminer la technique anesthésique à privilégier au cours des FESF (accord fort), rejoignant les incertitudes décrites dans les recommandations anglaises (7). Dans 2 méta-analyses, la RA réduit le risque de mortalité intra-hospitalière sans différence sur la mortalité à J30 (8, 9). Une autre analyse systématique confirme l’absence de lien statistique entre technique anesthésique et mortalité à J30 (OR 1.02; 95% CI 0.96-1.07) (10). La plupart des analyses incluent des études de cohorte avec une importante hétérogénéité (RA : dose, adjuvant, monitorage, objectif hémodynamique, sédation, …) et l’absence d’analyse de sensibilité réduit la force du message factuel (modéré à faible). Ces limites imposent la réalisation d’essais prospectifs multicentriques.

Méthodologie : L’étude REGAIN (11) est une étude prospective, randomisée, multicentrique (46 centres, USA [3/4 des inclusions] et au Canada), pragmatique de supériorité comparant l’AG à la RA au cours de la FESF chez des patients de plus de 50 ans marchant préalablement à la fracture plus de 3m ou dans une chambre sans aide. Le critère de jugement principal (CJP) est un critère composite (apparition d’une incapacité nouvelle à déambuler ≥ 3m ou à travers la chambre sans l’assistance d’une tierce personne ou décès) évalué par appel téléphonique aux environs du 60ème jour suivant la randomisation. Pour chaque inclusion, patient, praticiens et data-manager étaient avertis du groupe attribué aux patients par la randomisation, seul le critère principal a été recueilli sans connaissance du bras de randomisation. La levée de l’aveugle concernant l’attribution de la randomisation pour l’échantillon complet a eu lieu au moment du gel de la base de données. L’ensemble des soins a été laissés à l’appréciation des équipes locales en privilégiant les halogénés dans le groupe AG. Les critères d’exclusions incluaient les fractures péri-prothétiques, les contre-indications usuelles de la RA, le risque d’hyperthermie maligne et également les patients dont le périmètre de marche sans aide était <3m avant la fracture. La randomisation externalisée par bloc de randomisation était ajustée sur le sexe, le type de fracture et le site. Un cross-over entre RA et AG était autorisé. Les principaux critères secondaires regroupaient : incidence d’un nouvel épisode de délirium évalué par l’échelle 3D-CAM, mortalité intra-hospitalière et à J60, complications postopératoires, délai de sortie et le statut fonctionnel à J60. L’analyse statistique a été réalisée en intention de traitée modifiée incluant les données complètes des patients non décédés après randomisation et avant chirurgie. L’objectif principal a été analysé avec ajustement sur le sexe, le type de fracture, et le site. Le calcul d’effectif, réalisé en prenant en compte un risque d’évènement de 34,2% dans le groupe AG à partir de l’étude FOCUS (12), nécessitait d’inclure 1600 patients au total pour un risque relatif (RR) de 0,78 dans le groupe RA (puissance 80%, α 5%). Une analyse probabiliste inverse pondérée sur les paramètres démographiques et interventionnels était prévue a priori comme analyse de sensibilité des données manquantes ainsi qu’une analyse per-protocole pour les défauts de compliance de randomisation.

Résultats : 1600 patients ont été randomisés (805/AG, 795/RA). Parmi eux, l’âge moyen était de 78 ans, la proportion de femme de 68%, celle de patients ASA III + IV 66%, 13% de patients présentant une démence préopératoire, 49% de fracture extra-articulaire, 57% d’ostéosynthèse et 33% d’utilisation de bloc nerveux périphériques). L’objectif principal a été analysé parmi 1445 patients (712/RA, 733/AG ; 90% de l’effectif théorique). Le taux de cross-over RA>AG était de 15% (119/795) et celui AG>RA de 3,6% (29/805). Aucune différence n’a été observée sur le CJP composite en ITT modifiée (18,5% [132/712] RA vs 18,0% [132/733] AG ; RR 1,03 [IC95% : 0,84-1,28]) ou en analyses après régression sur les données manquantes (RR 1,03 [0,84-1,27]) et en per-protocole (RR 1,04 [0,92-1,12]). Les analyses en sous-groupes des patients de plus de 85 ans ou présentant une pathologie chronique respiratoire, une insuffisance cardiaque ou une coronaropathie ne rapportaient pas non plus de différence significative pour le CJP entre RA et AG. La mortalité à J60 (30/768 [3,9%] RA vs 32/784 [4,1%] ; RR 0,97 [0,59-1,57]), la capacité de déambulation (104/684 [15,2%] RA vs 101/702 [14,4%] AG ; RR 1,06 [0,82-1,36]) à J60 ainsi que l’incidence de nouveaux épisodes de délirium postopératoire (130/633 [20,5%] RA vs 124/629 [19,7%] AG ; RR 1,04 [0,84-1,30]) étaient similaires dans les deux groupes. La durée médiane entre randomisation et la sortie des patients dans les deux groupes était de 6j dans les centres canadiens et de 3j aux USA. Pour les critères secondaires, on observe après RA par rapport à l’AG une fréquence réduite de l’incidence des décès intra-hospitalier (5/782 [0,6%] vs 13/790 [1,6%]), de l’incidence d’insuffisance rénale (32/709 [4,5%] vs 55/726 [7,6%]) et de l’admission en réanimation (18/783 [2,3%] vs 29/793 [3,7%]). Les décès sont survenus plus tardivement après RA (médiane 33j [IQR 16-53] vs 20j [7-37]). Aucune différence n’est rapportée concernant les autres critères secondaires : complications cardiovasculaires et ventilatoires, lieu de sortie, délai de déambulation, transfusion postopératoire, et évènements thromboemboliques.

Discussion : Cet essai prospectif randomisé de grande taille incluant 1600 patients conforte certains résultats rapportés dans les analyses systématiques (8-10). Sa méthodologie rigoureuse, son caractère multicentrique et le CJP précédemment décrit dans cette pathologie (12) constituent ses points forts. Malgré la proportion importante de données manquantes sur le CJP, la méthodologie statistique prenant en compte les perdus de vue a confirmé le résultat principal. Les défauts d’assignements et les cross-over n’ont pas affecté les résultats.
Cependant, la puissance de l’étude a été affectée par des pertes d’information (1600 patients nécessaires, 1445 analysés sur le CJP composite). Concernant le calcul d’effectif, les auteurs ont utilisé une incidence de 34,2% du critère composite à partir de l’étude FOCUS évaluant un régime libéral ou restrictif des seuils transfusionnels postopératoire après FESF (12). Cet essai a inclus des patients plus sévères que ceux de l’étude REGAIN (cardiopathie ischémique +41%, pathologie cérébro-vasculaire +60%, insuffisance rénale préopératoire + 29% et démence préopératoire +66% [12]). Ceci peut expliquer que l’incidence du CJP soit 2 fois plus faible dans l’étude REGAIN que dans l’étude FOCUS (35% dans FOCUS, 18,5% [RA] et 18,0% [AG] dans REGAIN), et suggère une puissance insuffisante de l’étude REGAIN pour démontrer une différence malgré un effectif conséquent (13). Les modalités de surveillance macrocirculatoire n’ont pas été décrites, seule la PAM la plus basse (62,4±13,4 mmHg [RA] vs 59,4±12,3 mmHg [AG]) et le volume de remplissage (cristalloïdes 1000ml dans les deux groupes ; transfusion peropératoire 2% sous RA et 5% sous AG) sont disponibles, alors que le risque de dysfonction d’organe en chirurgie non cardiaque est affecté par la durée d’une hypotension artérielle, une durée ≥5 min de PAM<60-65mmHg constituant un facteur de risque indépendant (14). L’absence de différences entre RA et AG observée dans l’analyse en sous-groupe ne peut être interprétée par insuffisance de puissance statistique. Une sédation a été utilisée chez 88% du groupe RA avec une dose médiane de propofol de 150mg (IQR 80-274) pour une durée opératoire médiane de 62min (IQR 43-89). On note dans le groupe RA un recours fréquent à la kétamine (23% ; médiane 20mg [IQR 15-30]), au fentanyl (64% ; 75μg [IQR 50-100]) et au midazolam (44% ; 2mg [IQR 1-2]) avec, comme conséquence, un score maximal de sédation élevé (0 et 1, échelle OAAS) chez 35% de patients de ce groupe. Le recours à une sédation quasi-systématique et profonde (prise en charge anesthésique pragmatique dans cette étude) constitue un élément discutable au cours d’une RA chez des patients âgés et fragiles, et peut expliquer l’absence de bénéfice observé dans le groupe RA. La RA n’est pas détaillée (dose d’AL ? adjuvant ?) avec une pratique probablement hétérogène au sein des 46 centres. Une autre limite de cette étude repose sur l’exclusion de l’analyse de l’incidence du délirium postopératoire des patients présentant une démence préopératoire (13% de l’effectif total), ceux-ci ayant été cependant inclus dans l’analyse du score multidimensionnel WHODAS 2.0 (similaire à J60 dans les deux groupes) dont le statut cognitif constitue un des éléments clés. Le concept de fragilité préopératoire n’est pas non plus abordé. La présence d’un score multidimensionnel de fragilité intermédiaire et/ou sévère majore le risque de mortalité intra-hospitalière ainsi que les complications (15). L’utilisation délibérée des halogénés chez les patients randomisés en AG pose aussi question. Bien que possédant une force de recommandation jugée faible, l’administration de propofol ciblé au site effet avec monitorage BIS réduit de 48% le risque de troubles cognitifs et d’agitation postopératoire (OR 0,52 ; IC95%0,31-0,87]) au cours des FESF (16). Une fragilité et l’anémie préopératoire altèrent le processus de réhabilitation (17). L’hémoglobine postopératoire n’a pas été rapportée dans les critères de jugement secondaires, les seuils transfusionnels étant probablement différents entre les 46 centres. Enfin, d’autres éléments détaillés dans le protocole initial (13) ne sont pas abordés (douleur postopératoire, douleur à 3 mois, 6 mois et un an, déambulation à 6 mois), statut cognitif (aux même périodes), décès à 6 mois et un an. On peut regretter l’absence de ces données sur la douleur et la consommation d’opiacé dans les jours suivant l’intervention qui ont pu affecter la reprise de la marche sans aide, en particulier dans le groupe de patients opérés sous RA et ayant eu une sédation peropératoire profonde. On attend l’étude ancillaire.

Conclusion : Malgré quelques limites intrinsèques liées à son design pragmatique, cette étude randomisée multicentrique de grande envergure constitue une avancée importante pour la réflexion de nos pratiques au cours de la FESF. Si le choix de la RA ne semble pas influencer le devenir à J60 sur le CJP composite utilisé, certaines données comme la réduction de la mortalité intrahospitalière, l’incidence des insuffisances rénales et l’admission en réanimation pourraient faire pencher en sa faveur, même si les auteurs sont restés très imprécis sur la significativité des résultats décrits pour ces trois paramètres secondaires. Au cours d’une FESF, si une RA est envisagée, sa réalisation doit être rigoureuse (dose d’AL/adjuvant – absence de sédation non monitorée – absence de psychotrope peropératoire). La mise en oeuvre d’une filière dédiée aux FESF permettant une réduction du délai de prise en charge chirurgical, l’optimisation nutritionnelle et cognitive (déambulation – kinésithérapie – tri des traitements – traitements des désordres hydroélectrolytiques – anémie – bloc analgésique) et une stabilité hémodynamique périopératoire sont les éléments à privilégier, quelle que soit la démarche anesthésique.

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