Contexte : La survenue d’évènements indésirables cardiovasculaires majeurs (Major Cardiovascular Adverse Events = MACE) et notamment d’infarctus du myocarde est particulièrement crainte au décours d’une chirurgie majeure non cardiaque. Une étude rétrospective aux USA portant sur plus de 10 millions d’hospitalisation pour chirurgie non cardiaque a rapporté un taux combiné de décès, d’accidents vasculaires cérébraux (AVC) et d’infarctus du myocarde (IDM) de 3% (1). La littérature est relativement riche en travaux sur l’évaluation préopératoire des risques de survenue de ces évènements ainsi que sur la gestion des traitements préopératoires (beta-bloquants, aspirine, statines…) (2). De plus, en période peropératoire, il existe une association forte entre l’hypotension artérielle per-opératoire et la morbi-mortalité cardiovasculaire post-opératoire (3). Cependant, il existe peu d’essais prospectifs évaluant l’impact de la prise en charge de ces épisodes d’hypotension peropératoire sur les évènements cardiovasculaires majeurs. Une étude prospective randomisée récente portant sur environ 300 patients de chirurgie digestive retrouve, dans les 7 jours postopératoires, une réduction de la réponse inflammatoire et de la dysfonction d’organe par une gestion individualisée et ciblée de la pression artérielle peropératoire et durant les 4 h postopératoire par rapport à une prise en charge standard (4).

Dans l’article présenté ici (5), les auteurs ont comparé, chez des patients à risque cardiovasculaire bénéficiant d’une chirurgie majeure non cardiaque, l’effet d’une stratégie ayant un objectif de maintien en peropératoire d’une pression artérielle moyenne (PAM) supérieur à 75 mmHg (groupe PAM75) à un objectif standard défini par les recommandations européennes, à savoir une PAM supérieure à 60 mmHg (groupe CTRL) (6) sur l’incidence d’évènement cardiovasculaires majeurs à 30 jours et 1 an.

 

Méthodologie :

Il s’agit d’une étude monocentrique (Hôpital Cantonal St Gallen en Suisse), pragmatique, randomisée et contrôlée. La population étudiée est celle des patients âgés de plus de 45 ans à risque cardiovasculaire. Ce risque est défini comme l’existence d’aux moins un des 6 critères suivant : un antécédent de coronaropathie, d’artériopathie des membres inférieurs, d’AVC, d’insuffisance cardiaque ; devant bénéficier d’une chirurgie vasculaire majeure (à l’exclusion de l’endartériectomie carotidienne) ; ou répondant à 3 des 7 facteurs du score de Lee. Etait considérée comme chirurgies non cardiaque majeures : la chirurgie vasculaire, les chirurgies intrapéritonéales, intrathoraciques (à l’exclusion de la chirurgie cardiaque) ou la chirurgie orthopédique majeure. Les critères d’exclusions étaient la grossesse, l’inclusion dans un autre protocole, la chirurgie en urgence, l’existence de troubles cardiaques évolutifs au moment de l’inclusion (syndrome coronarien aigu, insuffisance cardiaque décompensée, arythmie significative, valvulopathie sévère) et la transplantation d’organes. Les patients étaient randomisés dans l’un des 2 groupe en préopératoire. Le patient, mais également l’équipe prenant en charge le patient en postopératoire étaient en aveugle.

En peropératoire, tous les patients bénéficiaient d’une anesthésie générale, complétée le cas échéant par une analgésie péri-médullaire ou locorégionale. Le protocole d’anesthésie comportait une anesthésie intraveineuse à objectif de concentration (AIVOC) ou par halogénés (sevoflurane ou desflurane). Le BIS était monitoré chez tous les patients avec un objectif compris entre 45 et 60. L’analgésie comportait une association fentanyl et du rémifentanil en AIVOC. Des curares étaient administrés pour l’intubation orotrachéale et pour la chirurgie si besoin. Tous les patients étaient placés sous ventilation contrôlée.

Le management hémodynamique se faisait selon un algorithme institutionnel. Seule l’objectif de PAM était différent selon le bras auquel le patient était alloué par la randomisation (CTRL, PAM ≥ 60 mmHg et PAM75, PAM ≥ 75 mmHg). Avant administration de vasopresseur, les autres causes d’hypotensions devaient être recherchées et traitées : (i) l’hypovolémie, prise transitoirement en charge par mise en position Trendelenburg, puis par remplissage (d’abord par des cristalloïdes puis par des colloïdes et enfin transfusion si besoin) selon des objectifs laissés à la discrétion du praticien (volume d’éjection systolique, échocardiographie, SVO2, diurèse…) ; (ii) la profondeur excessive d’anesthésie (définie par un BIS<45) justifiant d’une réadaptation des doses d’entretien. L’administration d’un vasopresseur (éphrédrine ou noradrénaline) dépendait de l’existence d’une tachycardie (fréquence cardiaque FC > 80 bpm, ou d’une bradycardie FC<55 bpm). Les patients dits non répondeurs (selon le nombre de vasopresseurs utilisés, l’existence d’une réponse chronotrope inadaptée-bradycardie ou tachycardie-) étaient placés sous noradrénaline en continu. L’ensemble des paramètres étaient réévalués selon cet algorithme toutes les 1-2 minutes, jusqu’à obtention des objectifs de PAM. En postopératoire, les patients étaient tous pris en charge en salle de réveil ou en réanimation avec des objectifs de PAM>65 mmHg.

L’ensemble des paramètres per et postopératoires ont été recueillis grâce au système numérique du centre. Des dosages de biomarqueurs étaient réalisés pour tous les patients inclus : la troponine c Ultrasensible (Hs-cTnI), en préopératoire et quotidiennement jusqu’à J3 et le BNP en préopératoire et en postopératoire immédiat.

 

Critères de jugement :

Le critère principal de l’étude était un critère composite défini comme : une élévation significative de la Hs-cTnI (taux > 40 ng/L ou augmentation ≥ 35% par rapport à la valeur préopératoire) définissant un dommage myocardique aigu dans les 3 jours postopératoires et/ou un critère associant évènement cardiaque majeur (syndrome coronarien aigu, revascularisation coronaire, insuffisance cardiaque congestive, AVC), une insuffisance rénale aiguë (critères AKIN), et la mortalité toute cause dans les 30 jours postopératoires. Le critère secondaire était un critère composite associant la survenue d’évènements cardiaques majeurs (syndrome coronarien aigu, insuffisance cardiaque congestive, AVC), une insuffisance rénale (définie cette fois comme une insuffisance rénale de novo ou l’aggravation postopératoire d’une insuffisance rénale chronique) et la mortalité à 1 an.

Tous les patients randomisés opérés ont été analysés en intention de traiter. Avec une incidence du critère principal attendu de 39,5% (20% pour le dommage myocardique et 19,5% pour le critère composite MACE/insuffisance rénale aigue) dans le groupe contrôle et de 27% dans le groupe PAM75, une puissance de 80%, un risque α à 0,05 et un taux de perdus de vue 10%, la taille de l’échantillon avait été estimé à 458 patients. Un test d’indépendance du Chi-2 a été réalisé sur les critères principaux et secondaires. Des analyses de sensibilité des éléments du critère principal et une analyse bayésienne analogue post hoc pour caractériser les éventuels effets du traitement ont été réalisées.

 

Résultats :

Sur 3 ans environ, 830 patients ont été recensés, 458 ont été inclus et randomisés dans l’étude. Sept patients n’ont pas été opérés et 1 perdu de vue, la population en intention de traiter était donc de 451 patients. Cette population était majoritairement masculine (>80%) âgés en moyenne de 69 ans, opérée majoritairement de chirurgie vasculaire (67%). Les autres chirurgies se répartissaient comme suit : 12% de chirurgie viscérale, 10% de chirurgie urologique, 7% de chirurgie thoracique, 3% d’orthopédie et 1% de gynécologie. L’ensemble des caractéristiques à l’inclusion des 2 populations étaient comparables. Tous les patients ont bénéficié d’une AG et près de 40% d’entre eux d’une analgésie péridurale complémentaire. Moins de 4,5% (20/451) ont reçu des agents halogénés. Quatre-vingt-six pour cents des patients étaient monitorés par une mesure invasive de la PA. Le BIS moyen était statistiquement supérieur (p<0,001) dans le groupe PAM75 (47) que dans le groupe CTRL (46).

Des épisodes de PAM<75, 65, 60 et 55 mmHg ont été détectés dans chaque groupe, mais systématiquement le groupe PAM75 présentait des durées cumulées de ces différents niveaux d’hypotension significativement inférieures au groupe CTRL. Chez les patients du groupe PAM75 les périodes d’hypotension étaient plus courtes (médiane 80 secondes IQR [53-145] secondes vs 116 [81-240] secondes ; p < 0,001) et moins prononcés (exprimés en médiane des valeurs moyennes minimales des épisodes hypotensifs :60 IQR [55-63] mmHg vs 57 [51-62] mmHg ; p < 0,001) par rapport au groupe contrôle. Les durées cumulées fréquences cardiaques minimales et maximales, les pertes sanguines n’étaient pas significativement différentes dans les 2 groupes.

Les patients du groupe PAM75 ont reçu une quantité cumulée d’éphédrine significativement plus importante que dans le groupe CTRL. Il n’y avait pas de différence significative de quantité cumulée de noradrénaline. Les quantités de cristalloïdes, de colloïdes et de produits sanguins ne différaient pas dans les 2 groupes.

Le critère principal a été observé chez 108 (48%) patients du groupe PAM75 et 118 (52%) des patients du groupe contrôle (différence des risques −4,2% ; IC 95% [−13% à +5% ; p = 0,42]). Il n’y avait pas non plus de différence concernant chacun des paramètres de ce critère composite [dommage myocardique présent chez 33 patients (15%) vs 43 (19%) (différence des risques −4,4% ; IC 95% [−11% à +2,5%] et évènement cardiaque majeur et/ou une insuffisance rénale aiguë 101 (45%) vs 105 (46%), avec une insuffisance rénale aiguë chez 96 (43%) vs 104 (46%) (différence des risques −3,4% ; IC 95% [−13% à +5,8%] respectivement dans le groupe PAM75 et le groupe contrôle. Il n’y avait pas non plus de différence significative concernant le critère secondaire qui survenait chez 39 patients (17%) du groupe PAM75 et 33 patients (15%) du groupe CTRL (différence des risques +2,7% ; IC 95% [-4% à 9,5%]).

L’analyse bayésienne était en faveur de l’absence d’effet de l’objectif de PAM>75 mmHg. De même, l’analyse de sensibilités réalisées en excluant l’insuffisance rénale (dont l’incidence est élevée dans cette étude) retrouvait cette absence d’effet de l’algorithme de gestion de la PA.

Sur l’ensemble de la population, en utilisant une répartition à la médiane du temps cumulé passé à une PAM<65 mmHg, les auteurs retrouvaient une association significative entre cette durée et le critère principal (différence des risques : +21% ; IC 95% : +12% à +30%), ainsi que les évènements cardiovasculaires majeurs à 1 an (différence des risques : +9.8% ; IC 95% : +3,1% à +17%).

Enfin, une analyse post hoc, retrouvait une association significative indépendante entre la mortalité à 1 an sur l’ensemble de la population et l’insuffisance rénale aiguë (OR : 4,96 [IC-95% : 1,48-22,5] ou le dommage myocardique aigu postopératoires (OR : 3,19 [IC-95% : 0,15-26,3).

 

Discussion :

Les auteurs dans un premier temps justifient la pertinence de leur choix : (i) de leur population d’étude qui est clairement une population à haut risque tel que définie dans la littérature ; (ii) de leur choix de seuil fixe de PAM à 75 mmHg (en se basant sur de grosses études de cohorte) et (iii) de leurs critères de jugement regroupant les évènements cardiovasculaires et l’insuffisance rénale qui sont tous 2 associés avec l’hypotension artérielle peropératoire et sont d’une importance pronostique majeure en postopératoire. Ensuite, ils comparent leur étude, et notamment leur protocole à celui utilisé dans l’étude INPRESS de Futier et al (4) en insistant sur l’existence dans ce travail d’un bundle associant en plus des objectifs de PAM, un protocole pour optimiser le débit cardiaque et le taux d’hémoglobine. Ils soulignent, à la différence de leur étude, l’utilisation d’un vasopresseur différent dans chaque groupe, l’existence d’un taux élevé de choc septique et la faible incidence de l’ischémie myocardique postopératoires. Enfin, sur la base de leur travail, ils considèrent qu’une stratégie n’ayant comme objectif que d’éviter la survenue d’une hypotension en peropératoire ne semble pas suffire à prévenir de manière significative la survenue de complications postopératoires à court et à long terme. Ils invitent donc à proposer des stratégies plus complexes, personnalisées de prise en charge (prenant en compte les courbes d’autorégulation par exemple). L’utilisation de stratégie permettant d’intervenir avant la survenue d’une hypotension, via des algorithmes prédictifs, pourrait améliorer l’efficacité de cette intervention en passant d’une approche curative à une approche préventive (7)

De façon objective et avec une grande rigueur les auteurs reconnaissent plusieurs limites à leur étude : (i) le choix de la PAM ainsi que de sa valeur peut faire l’objet de discussion ; (ii) l’incidence élevée de l’insuffisance rénale aigue dans leur population (néanmoins et logiquement, proche de celle retrouvée chez les patients de chirurgie vasculaire) ; (iii) le fait qu’il s’agisse d’une étude monocentrique ; (iv) les résultats à 1 an ne peuvent être pris qu’à titre exploratoire, le calcul des effectifs n’ayant pas été prévu pour cela.

On peut compléter ces limites relevées par les auteurs par quelques remarques : (i) des données concernant les antécédents et les traitements cardiovasculaires important sont manquant (troubles du rythmes, traitement antiagrégants/anticoagulants…) ; (ii) la méthode de monitorage majoritairement invasive, n’est cependant pas univoque (site de mesure, invasive vs non invasive) et donc non dénuée d’un impact potentiel sur les résultats ; (iii) près de 38% des patients bénéficie d’une analgésie péri-médullaire sans que la répartition de cette analgésie dans les 2 groupes ne soit clairement présentée, ce qui aurait été plus pertinents que de relevé une différence de BIS certes statistiquement significative mais de peu d’intérêt clinique dans une étude qui se voulait pragmatique.

 

Ce que cet article apporte :

Ce travail, certes monocentrique –ce qui pose la question de la possibilité de répliquer les résultats de cette étude dans d’autres services de soins-, pragmatique –finalement proche de la pratique quotidienne-, porte sur un sujet médicalement important : prévenir la survenue de complications cardiovasculaires et rénales majeures dans une population à haut risque cardiovasculaire.

Les auteurs y délivrent un message fort : si l’hypotension prolongée est associée à la survenue de complications cardiovasculaires et rénales, en revanche se fixer un seuil de PAM « supranormal » comme seul objectif hémodynamique, ne suffit sans doute pas à prévenir ces complications.

Cibler un unique paramètre n’est probablement pas un bon choix, et il conviendrait sans doute de choisir un ensemble de paramètres (pression artérielle, fréquence cardiaque, débit cardiaque, …) avec des interventions personnalisées sur chacun d’entre eux (tenant compte de la PA pré-opératoire, SVO2, des courbes d’autorégulation…). De même, il convient de remarquer que dans les 24 à 96h postopératoires, période durant laquelle, si les patients ne sont pas systématiquement hospitalisés en réanimation ou en soins continus, des épisodes d’hypotension peuvent survenir sans être détectés (8) et aggraver voire même être la cause de complications postopératoires et ceci même en l’absence d’hypotension peropératoire (9-10).

La prise en charge hémodynamique péri-opératoire des patients à haut risque cardiovasculaire reste donc non seulement un sujet de recherche fondamental, mais renvoie également aux moyens de surveillance tant d’un point de vue logistique (place des objets connectés, de l’intelligence artificielle…) qu’économique (quels moyens humains déployer pour surveiller et surtout traiter ces épisodes avec un coût global positif pour le système de santé).

 

Références :

  1. Smilowitz NR et.al. Perioperative Major Adverse Cardiovascular and Cerebrovascular Events Associated With Noncardiac Surgery. JAMA Cardiol. 2017;2:181-187.
  2. Smilowitz NR and Berger JS. Perioperative Cardiovascular Risk Assessment and Management for Noncardiac Surgery: A Review. JAMA. 2020;324:279-290.
  3. Wijnberge M et al. Association of intraoperative hypotension with postoperative morbidity and mortality: systematic review and meta-analysis.BJS Open. 2021;5:zraa018.
  4. Futier E et al. Effect of Individualized vs Standard Blood Pressure Management Strategies on Postoperative Organ Dysfunction Among High-Risk Patients Undergoing Major Surgery: A Randomized Clinical Trial. JAMA. 2017;318:1346-1357.
  5. Wanner PM et al. Targeting Higher Intraoperative Blood Pressures Does Not Reduce Adverse Cardiovascular Events Following Noncardiac Surgery. J Am Coll Cardiol. 2021;78:1753-1764.
  6. Kristensen SD et al. 2014 ESC/ESA Guidelines on non-cardiac surgery: cardiovascular assessment and management: The Joint Task Force on non-cardiac surgery: cardiovascular assessment and management of the European Society of Cardiology (ESC) and the European Society of Anaesthesiology (ESA). Eur J Anaesthesiol. 2014;31:517-73.
  7. Wijnberge M et al. Effect of a Machine Learning-Derived Early Warning System for Intraoperative Hypotension vs Standard Care on Depth and Duration of Intraoperative Hypotension During Elective Noncardiac Surgery: The HYPE Randomized Clinical Trial. JAMA. 2020;323:1052-1060.
  8. Saab R et al. Failure to detect ward hypoxaemia and hypotension: contributions of insufficient assessment frequency and patient arousal during nursing assessments. Br J Anaesth. 2021;127:760-768.
  9. Sessler DI et al. Period-dependent Associations between Hypotension during and for Four Days after Noncardiac Surgery and a Composite of Myocardial Infarction and Death: A Substudy of the POISE-2 Trial. Anesthesiology. 2018;128:317-327.
  10. Khanna AK et al. Postoperative Hypotension and Adverse Clinical Outcomes in Patients Without Intraoperative Hypotension, After Noncardiac Surgery. Anesth Analg. 2021;132:1410-1420.